Cass. 6 octobre 2016 – Renouvellement frauduleux de baux dérogatoires

RÉSUMÉ

Le 8 mars 2003, le bailleur a donné à bail au preneur un local à usage commercial pour une durée de deux ans à compter du 10 mars 2003. Les 15 mars 2005 et 2007, les parties ont conclu deux autres conventions portant sur le même local et la même durée, le locataire indiquant renoncer expressément à se prévaloir des dispositions de l’article L. 145-5, alinéa 2, du code de commerce. Le preneur a assigné le bailleur afin de se voir reconnaître le bénéfice du statut des baux commerciaux, et le bailleur a reconventionnellement demandé la résiliation judiciaire du bail.

Le bailleur fait grief à l’arrêt d’accueillir la demande du preneur. Ayant retenu, par motifs propres et adoptés, qu’en refusant depuis janvier 2006 de fournir des quittances de loyer et un décompte de taxes foncières, le bailleur, qui ne s’était jamais plaint de retards de paiement avant l’introduction de l’instance, avait volontairement placé le preneur  dans une situation de précarité ne lui permettant pas de s’opposer à la signature d’un nouveau bail dérogatoire, la cour d’appel en a souverainement déduit, par une décision motivée, que le bailleur avait commis une fraude le privant du droit de se prévaloir de la renonciation du preneur au bénéfice du statut des baux commerciaux. Le bailleur fait grief à l’arrêt de rejeter la demande en résiliation du bail.

Ayant retenu, par une appréciation souveraine des éléments de preuve produits, que les manquements reprochés au preneur ne constituaient pas des fautes suffisamment graves pour justifier la résiliation du bail, la cour d’appel, qui n’était pas tenue de suivre les parties dans le détail de leur argumentation, a légalement justifié sa décision.

COMMENTAIRE PAR JEHAN-DENIS BARBIER

Le locataire avait signé un bail dérogatoire de deux ans. Cinq jours après son expiration, il avait conclu un bail dérogatoire renouvelé pour deux ans, renonçant en même temps au bénéfice du statut des baux commerciaux. Ce bail avait fait l’objet d’un second renouvellement, le lendemain de son expiration, pour une même durée de deux ans, avec à nouveau une clause de renonciation expresse au bénéfice d’un bail commercial. Le locataire revendiquant le bénéfice du statut des baux commerciaux, l’affaire donnera lieu à deux arrêts de la Cour de cassation.

En 2011, la Cour d’appel de Bordeaux jugea que les clauses de renonciation contenues dans les baux dérogatoires étaient nulles comme frauduleuses au motif que les baux de courte durée étaient contenus dans des documents pré-imprimés que le locataire n’avait pas pu valablement négocier et qu’il avait dû accepter, alors qu’il ne pouvait obtenir de son bailleur ses quittances de loyer. Sur le pourvoi du bailleur qui soutenait que « la fraude ne se présume pas », l’arrêt de la Cour de Bordeaux fut cassé [1].

Mais la Cour de Bordeaux, autrement composée comme Cour de renvoi, maintint la solution précédemment retenue avec la motivation suivante : « il est évident qu’au moment de la signature du troisième bail, le locataire du fait du comportement de son bailleur, ne pouvait qu’accepter de signer un contrat de bail qui emportait renonciation au bénéfice du statut des baux commerciaux, ce dernier l’ayant mis volontairement en situation de précarité par la rétention volontaire des quittances de loyer et sous la menace de son expulsion ». Le bailleur forma un nouveau pourvoi en cassation, soutenant à nouveau que « la fraude, qui ne se présume pas, doit être caractérisée » et que les circonstances de fait relevées par la cour d’appel ne suffisaient pas à caractériser une quelconque fraude du bailleur.

La Cour de cassation, dans l’arrêt présentement commenté, se soumet à l’appréciation souveraine de la fraude par les juges du fond, fraude caractérisée par le comportement du bailleur qui avait « volontairement placé M. Bouhéria dans une situation de précarité ne lui permettant pas de s’opposer à la signature d’un nouveau bail dérogatoire ».r La fraude corrompt tout. L’adage est efficace en droit positif et sert de fondement à de nombreux arrêts de la Cour de cassation [2]. L’existence d’une fraude est appréciée souverainement par les juges du fond [3].

Cependant, la Cour de cassation contrôle parfois la motivation des juges du fond, pour vérifier si les éléments de fait caractérisent suffisamment la fraude ou si au contraire les juges du fond ne l’ont pas écartée trop rapidement.

Ainsi, à propos d’un bail saisonnier, l’arrêt d’une cour d’appel a pu être cassé, pour n’avoir pas vérifié certaines circonstances de fait « exclusives de la qualification de location saisonnière et si la clause de renonciation au statut n’avait pas été imposée à la locataire en fraude de ses droits » [4].Le contrôle de la Cour de cassation est toutefois rare, la fraude étant une question de fait. [1] Cass. 3e civ. 3 mai 2012, n° 11-14051.[2] Cass. 3e civ. 1er avril 2009, n° 07-21833 ; Cass. 3e civ. 8 avril 2010, n° 08-70338.[3] Cass. 3e civ. 4 mai 2000, n° 98-19240 ; Cass. 2e civ. 12 février 2009, n° 08-11414 ; Cass. com. 8 décembre 2009, n° 08-21017 ; Cass. 1ère civ. 26 octobre 2011, n° 10-27872.r[4] Cass. 3e civ. 15 septembre 2015, n° 14-15863, Gaz. Pal. du 24 novembre 2015, p. 21, note Barbier.

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