Cass. 14 décembre 2005 – Loyer du nouveau bail après un bail dérogatoire.

RÉSUMÉ

Le loyer du nouveau bail prenant effet au terme d’un bail dérogatoire doit correspondre, à défaut d’accord entre les parties, à la valeur locative.

COMMENTAIRE PAR JEHAN-DENIS BARBIER

L’arrêt ci-dessus rapporté répond à la question que nous nous étions posée dans la revue Administrer d’octobre 2003 : quel est le loyer du bail commercial qui prend naissance à l’expiration d’un bail dérogatoire, en cas de maintien dans les lieux du locataire ? (1). Rappelons le contexte. Aux termes de l’article L.145-5 C. com., les parties peuvent, lors de l’entrée dans les lieux du preneur, déroger au statut des baux commerciaux et conclure un bail de droit commun, à condition qu’il n’excède pas deux ans. On qualifie un tel bail de bail dérogatoire (2). Conditions du bail dérogatoire. Le bail dérogatoire n’est possible que “lors de l’entrée dans les lieux du preneur”. Si le locataire occupait déjà les lieux et s’il avait reçu une facture de loyer antérieurement à la conclusion du bail dérogatoire, celui-ci pourrait être requalifié en bail commercial (3).

Mais le bail dérogatoire reste valable, malgré une occupation antérieure, s’il s’agit d’une occupation de pur fait, sans le consentement des bailleurs (4), ou d’une occupation en qualité de sous-locataire, l’entrée dans les lieux visant la prise de possession en exécution d’un bail conclu avec le propriétaire (5), ou encore d’une occupation de fait, même avec l’accord du bailleur, mais étrangère à la convention écrite, pour réaliser des aménagements et préparer ainsi l’exécution du bail dérogatoire lui-même (6). Le bail dérogatoire doit être conclu pour une durée au plus égale à deux ans. Il peut donc être valablement conclu pour une durée d’un mois, trois mois, six mois, un an ou davantage dans la limite légale.

En pratique, on convient souvent de baux “de 23 mois”, mais un bail de 24 mois est valable, puisqu’il n’excède pas deux ans. Dans l’affaire commentée, les parties avaient conclu un bail dérogatoire de 21 mois. Mais, à l’expiration de ce bail, le locataire était resté dans les lieux sans opposition du bailleur. Danger du maintien dans les lieux. Or, l’alinéa 2 de l’article L.145-5 C. com. dispose : “Si, à l’expiration de cette durée (au plus égale à deux ans), le preneur reste et est laissé en possession, il s’opère un nouveau bail dont l’effet est réglé par les dispositions du présent chapitre”, c’est-à-dire un bail commercial soumis au statut (7).

La formation d’un bail commercial résulte du simple maintien dans les lieux du locataire, au-delà du terme convenu, sans opposition du propriétaire. En cas de maintien dans les lieux, le locataire acquiert le droit au statut le lendemain de l’expiration du bail dérogatoire (8). Aucune durée de possession n’est imposée. Il suffit qu’elle soit tolérée (9). Il importe peu que la durée totale de l’occupation n’ait pas excédé deux ans. Dès lors que le preneur a été laissé en possession à l’expiration d’un bail d’un an, il acquiert le droit au statut (10) Le propriétaire qui veut éviter la formation d’un bail commercial soumis au statut doit donc manifester son intention de ne pas laisser le preneur en possession, et la charge de la preuve pèse sur lui (11). Il doit demander au preneur, avant l’expiration du bail dérogatoire, de quitter les lieux (12). Si, un mois avant l’expiration du bail dérogatoire, le bailleur écrit au locataire pour s’opposer à la reconduction du bail et pour obtenir la restitution des clés, la seule occupation de fait ne peut pas donner naissance à un bail commercial (13).

Mais si le propriétaire attend deux jours après l’expiration du bail pour manifester son intention de reprendre les locaux, il s’opère un bail commercial (14). Dans une affaire où le bail dérogatoire venait à expiration le 6 juin 1996, et où la locataire avait reconnu, dès le 12 juillet 1996, que le bailleur lui avait demandé de quitter les lieux, il fut jugé que la date du courrier du bailleur n’étant pas précisée, la preuve n’était pas rapportée d’une notification adressée à la locataire d’avoir à quitter les lieux à l’expiration du bail et qu’il s’était opéré un bail commercial (15). Il en va de même, a fortiori, lorsque le propriétaire attend près d’un an pour demander au locataire de quitter les lieux (16) ou lorsque, la locataire se maintenant dans les lieux, les bailleurs encaissent un loyer réduit (17) ou lorsque le propriétaire attend trois ans pour assigner (18).

Dans l’affaire commentée, le locataire avait assigné le propriétaire pour demander que lui soit reconnu le bénéfice d’un bail de neuf ans. Le bail dérogatoire était venu à expiration lern31 décembre 1996 et le nouveau bail soumis au statut prenait donc effet, pour neuf années, à compter du 1er janvier 1997. Il semble que le propriétaire ne s’opposa pas à cette demande, mais demanda uniquement une augmentation du loyer. Loyer du nouveau bail en cas de maintien dans les lieux. Le propriétaire demanda la fixation du loyer du nouveau bail à la valeur locative.

Le locataire, de son côté, demandait le maintien du loyer de l’ancien bail, en faisant valoir qu’il avait été fixé à 160.000 Frs pour deux ans et qu’il devait donc rester à 80.000 Frs par an, thèse que le Juge de première instance avait admis.

La Cour d’appel de Montpellier, saisie du dossier, débouta le propriétaire de sa demande de fixation du loyer à la valeur locative (pour des circonstances de faits non précisées, mais sans incidence sur le point de droit étudié, le propriétaire demandait une fixation à compter durn14 mai 1998, probablement parce qu’il n’avait demandé un nouveau loyer qu’à cette date là). La Cour de cassation décide que le loyer du nouveau bail, prenant effet à l’expiration du bail dérogatoire, doit correspondre à la valeur locative. C’est la première fois que la Cour de cassation se prononce sur cette question. La doctrine et la jurisprudence étaient divisées.

Trois thèses s’opposaient.

I – LA THÈSE DU LOYER INCHANGÉ

Dans une note de jurisprudence, M. Philippe-Hubert Brault cite un arrêt de la Cour d’appel de Versailles selon lequel le loyer devrait rester au taux en vigueur, sans modification (19). L’article L.145-5 C. com. dispose qu’à l’expiration du bail dérogatoire “il s’opère un nouveau bail” soumis au statut. Le texte ne donne aucune précision sur les conditions de ce nouveau bail. En l’absence de précision dans le texte, on pourrait considérer que les clauses et conditions du nouveau bail doivent être calquées sur celles du bail dérogatoire, y compris en ce qui concerne le montant du loyer. Il est bien certain que la première partie de la proposition est exacte : les clauses et conditions du nouveau bail seront les mêmes que celles du bail dérogatoire.

A cet égard, on peut considérer que le nouveau bail constitue un renouvellement. Il n’y a pas lieu de distinguer entre un “nouveau bail” et un “renouvellement de bail”, les deux expressions étant synonymes, ainsi qu’il résulte de l’article L.145-12 C. com. al. 3.rnrnDans sa thèse sur Le renouvellement du contrat M. Eric Dibas-Franck démontre que “le contrat renouvelé est un nouveau contrat (…) marqué par des liens très forts avec l’ancien” (20). Mais lorsqu’un bail commercial est renouvelé, si toutes les clauses et conditions du bail expiré demeurent applicables, sauf accord contraire des parties, il reste que le statut des baux commerciaux prévoit la modification de la durée, d’une part, et du prix, d’autre part. Cette première thèse ne pouvait donc pas être retenue, puisque le loyer du nouveau bail est régi par le statut des baux commerciaux.

II – LA THÈSE DU LOYER PLAFONNÉ

Selon M. Bruno Boccara et Mme Danielle Lipman-Boccara, le loyer du bail commercial de neuf ans devrait être soumis au plafonnement, “sauf si le bailleur établi que les circonstances d’un déplafonnement sont remplies” (21). Le mécanisme du plafonnement était concevable, puisque l’article L.145-34 C. com. exclut du plafonnement les baux d’une durée contractuelle supérieure à neuf ans, mais non ceux d’une durée inférieure. Cependant, cette thèse qui donnait au plafonnement la valeur d’un principe général, n’est pas retenue par la Cour de cassation.

III – LA THÈSE DE LA VALEUR LOCATIVE

La Cour de cassation réaffirme le principe fondamental de l’article L.145-33 C. com. : “le montant des loyers des baux renouvelés ou révisés doit correspondre à la valeur locative” tel que défini par le statut “à défaut d’accord”. C’est la conception que nous avions soutenue dans ces colonnes (22), et qui avait été retenue par un arrêt de la Cour de Paris avec l’approbation de Ph-H. Brault (23). Cette jurisprudence est justifiée dans la mesure où, même si les clauses et conditions du bail commercial sont les mêmes que celles du bail dérogatoire, l’équilibre général de la convention est modifié. La valeur locative d’un bail commercial de neuf ans ne peut pas être la même que celle d’un bail dérogatoire de deux ans. En quelque sorte, il y a une modification des “modalités de fixation du loyer”, une modification de l’équilibre de la convention, et il y a donc nécessairement déplafonnement, puisque le régime juridique change : on sort du droit commun pour entrer dans le statut. Cette fixation devrait d’ailleurs être plus souvent à l’avantage du locataire, dans la mesure où les preneurs acceptent plus aisément un loyer élevé dans le cadre d’un bail dérogatoire, qui correspond à une situation provisoire, que dans le cadre d’un bail commercial qui s’inscrit dans la durée.

La règle est désormais clairement établie : le loyer du nouveau bail doit être fixé à la valeur locative. Il appartient donc à la partie qui y est intéressée de demander cette fixation dans le délai de prescription de deux ans. (1)

Notre note sous Cass. 3e civ. 25 juin 2003, Administrer octobre 2003, p. 37.r (2) Le bail dérogatoire ne doit pas être confondu avec une convention d’occupation précaire : sur la différence, voir Ph.-H. Brault, Jurisclasseur, Bail à loyer, fasc. 1255 ; J.-D. Barbier, Baux dérogatoires et conventions d’occupation précaire, Administrer janvier 1997, p.10. (3) Cass. 3e civ. 12 avril 1995, Loyers et copr. 1995, n° 369. (4) Cass. 3e civ. 5 janvier 1983, Bull. cass. 1983.3.4 – Rev. loy. 1983.487.rnrn(5) Cass. 3e civ. 15 avril 1992, Administrer octobre 1992, p.77, note J.-D. Barbier. (6) Cass. 3e civ. 10 mai 1977, Bull. cass. 1977.3. n°197. (7) Cass. 3e civ. 22 janvier 2003, Gaz. Pal. Rec. 2003, p.1781, note J.-D. Barbier. (8) Cass. 3e civ. 20 février 1985, Gaz. Pal. 1985.2.panor, p.274 – Rev. loy. 1985.291 ; Cass. 3e civ. 13 janvier 1988, Gaz. Pal. 1989.1. somm. p. 160, note J.-D. Barbier. (9) J. Derruppé, Rev. dr. immob. 1988, p.511 ; contra : B. Boccara, JCP 1996, éd. G, I, doctr. p.3898.rnrn(10) Cass. 3e civ. 8 octobre 1986, Gaz. Pal. 1986.2. panor. p.276). (11) Cass. 3e civ. 27 juin 1990, Loyers et copr. 1990, n° 472 – Gaz. Pal. 1990, panor p.212 (12) Cass. 3e civ. 1er juin 1994, Gaz. Pal. Rec. 1994, jur. p.704, note J.-D. Barbier ; Cass. 3e civ. 25 juin 2003, Administrer octobre 2003, p.37, note J.-D. Barbier. (13) Cass. 3e civ. 22 mai 1986, Rev. loyers, 1986, p.374, note JCB ; voir toutefois un cas où le bailleur se prévaut de l’occupation de fait du preneur malgré une lettre antérieure de celui-ci : C. Paris 26 février 2003, AJDI 2004, p.29 – Administrer avril 2004, p.32, note B. Boccara). (14) Cass. 3e civ. 2 juin 2004, Administrer août-septembre 2004, p.19, note B. Boccara. (15) Cass. 3e civ. 13 juillet 1999, Loyers et copr. 2000, n° 167. (16) Cass. 3e civ. 24 novembre 1999, arrêt n° 1787 P + B, Société CMC et M. Huchet c/ Société Rente Soprogepa. (17) Cass. 3e civ. 10 janvier 1990, Gaz. Pal. Rec. 1990, panor. p. 68 – Loyers et copr. 1990, n°126 – D. 1990, somm. p.251 – C. Paris 2 juillet 1999, Loyers et copr. 2000, n°9. (18) Cass. 3e civ. 25 juin 1997, Loyers et copr. 1997, n°261. (19) C. Versailles 30 septembre 1993, cité Gaz. Pal. du 16 avril 2005, p. 35. (20) Eric Dibas-Franck, thèse 1998, Université de Paris Sud XI, faculté de Jean Monnet de Sceaux, sous la direction de M. Didier R. Martin, notamment p. 399. (21) Note sous Paris 12 janvier 2005, Administrer juin 2005 p. 36. (22) Note sous Cass. 3e civ. 25 juin 2003, Administrer octobre 2003 p.37. (23) Paris 12 janvier 2005, Gaz. Pal. du 16 avril 2005, p.33, note Ph-H. Brault.

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