RÉSUMÉ.
Le locataire bénéficiaire d’une clause d’exclusivité qui lui a été consentie par son bailleur peut demander que ce dernier fasse respecter cette clause par un second locataire, même si celui-ci n’est pas partie au contrat contenant cette stipulation. La violation par le bailleur de la clause d’exclusivité caractérise un trouble manifestement illicite. La Cour d’appel décide à bon droit que la bailleresse doit être condamnée sous astreinte à faire cesser l’activité du second locataire contraire à la clause d’exclusivité.
COMMENTAIRE PAR JEHAN-DENIS BARBIER.
Par suite probablement d’une erreur de gestion involontaire, le propriétaire d’un centre commercial s’était placé dans une situation délicate, entre deux locataires. Alors qu’il avait consenti, en 2009, une clause d’exclusivité au profit d’un premier locataire, pour l’exploitation d’un bowling et d’un pub, il avait ensuite signé un autre bail, en 2012, avec un second locataire, l’autorisant également à exploiter un pub. Apprenant qu’un concurrent allait s’installer dans le centre commercial, le premier locataire assigna son bailleur en référé pour demander la cessation du trouble manifestement illicite résultant de la violation de sa clause d’exclusivité. Le second locataire intervint volontairement dans la procédure.
Le juge des référés, puis la Cour d’appel, condamnèrent le bailleur à faire cesser l’activité de la seconde société, activité contraire à la clause d’exclusivité consentie à la première société, et ce sous astreinte de 300 € par jour de retard, astreinte qui devait courir pendant un délai de quatre mois.
La Cour d’appel rappela que « le locataire bénéficiaire d’une clause d’exclusivité qui lui a été consentie par son bailleur est en droit d’exiger que ce dernier fasse respecter cette clause par ses autres locataires, même si ceux-ci ne sont pas parties au contrat contenant cette stipulation. ».
Ce faisant, la Cour d’appel rappelait une précédente jurisprudence de la Cour de cassation [1]. A l’appui de leurs pourvois, la société bailleresse et la société seconde locataire faisaient valoir que les contrats ne créent d’obligations qu’entre les parties et ne nuisent point aux tiers et qu’en conséquence la Cour d’appel, statuant en référé, ne pouvait pas faire produire à la clause d’exclusivité un effet vis-à-vis du second locataire, tiers au contrat de bail contenant cette clause.
Mais la Cour d’appel n’avait pas fait produire à la clause du bail du premier locataire des effets vis-à-vis du second locataire. Elle avait seulement condamné le bailleur, cocontractant du premier locataire, à respecter lui-même et à faire respecter cette exclusivité.
La Cour d’appel n’avait prononcé aucune condamnation vis-à-vis du second locataire qui, quant à lui, respectait la clause de destination de son propre bail et n’était pas fautif. Les pourvois soutenaient également que la Cour d’appel ne pouvait pas ordonner la fermeture d’un fonds de commerce exploité par un tiers à qui une clause d’exclusivité n’était pas opposable.
Mais, là encore, la Cour d’appel n’avait pas prononcé de condamnation vis-à-vis du second locataire, et n’avait nullement ordonné la fermeture de son fonds de commerce, mais avait seulement condamné sous astreinte le bailleur lui-même. Certes, l’exécution par le bailleur implique une intervention de sa part vis-à-vis du second locataire (I), mais nous allons voir qu’à défaut d’accord pour une exécution en nature, si le second locataire veut maintenir son activité, l’obligation du bailleur se résoudra alors en dommages et intérêts vis-à-vis du premier locataire (II).
Ce type de situation doit être distingué de deux autres cas.
1°- Il est parfois prévu, dans certains baux, que le preneur pourra exercer pratiquement tout commerce, sauf ceux déjà exercés dans l’immeuble.
Si le bail d’un locataire comporte ainsi une interdiction d’exercer un certain commerce particulier, commerce qui est précisément exercé par un autre locataire dans l’immeuble, ce dernier peut agir directement contre le commerçant qui violerait cette interdiction, en lui faisant concurrence [2].
La clause du bail d’un locataire lui faisant interdiction d’exercer dans les lieux loués le même commerce que son voisin a été qualifiée par la Cour de cassation de stipulation pour autrui. La stipulation pour autrui met en présence trois personnes : le propriétaire bailleur est le stipulant ; le locataire dont le bail contient une clause lui interdisant l’exercice d’un certain commerce est le promettant ; l’autre locataire exerçant précisément ce commerce est le tiers bénéficiaire. Le locataire tiers bénéficiaire peut donc agir directement contre le locataire promettant, sans nécessairement mettre en cause le bailleur stipulant. Mais il ne faut pas confondre ce cas avec celui de l’espèce commentée. Une clause d’exclusivité est une chose. Une clause d’interdiction, autre chose. La première figure dans le bail du commerçant que l’on veut protéger ; la seconde dans celui du commerçant éventuellement concurrent.
2°- Par ailleurs, en l’absence de toute clause d’interdiction, un commerçant qui se ferait consentir un bail pour une certaine activité, en ayant connaissance de l’exclusivité d’un autre locataire, pourrait engager sa responsabilité délictuelle. Le fait de se rendre complice de la violation des droits contractuels d’un tiers peut constituer une faute délictuelle. Le second locataire pourrait donc être poursuivi personnellement par le premier locataire, s’il était démontré qu’en signant son bail, il n’ignorait pas l’existence de la clause d’exclusivité du premier locataire [3]. Mais, dans l’affaire commentée, le second locataire n’avait apparemment pas été informé de la clause d’exclusivité bénéficiant au premier locataire.
I – L’OBLIGATION DE TENTER UNE EXÉCUTION EN NATURE.
Le bailleur est condamné sous astreinte à faire cesser l’activité de son second locataire, contraire à la clause d’exclusivité. Cependant, le propriétaire ne peut pas agir judiciairement, puisque son second locataire lui répondra qu’il lui a consenti un bail, à lui-même, pour une activité de pub. Le propriétaire ne peut pas lui interdire d’exercer l’activité commerciale précisément autorisée par son bail. Le bailleur est ainsi pris entre deux feux : d’un côté, pour respecter la clause d’exclusivité du premier bail, il doit tenter de faire interdire toute activité concurrente ; mais vis-à-vis de son second locataire, il ne peut pas lui interdire l’exercice de l’activité litigieuse puisqu’elle figure dans la clause de destination de son bail.
Le bailleur qui a pris des engagements contradictoires est également tenu vis-à-vis de ses deux locataires. S’il peut être condamné à exécuter sous astreinte sa première obligation vis-à-vis de son premier locataire, il doit cependant continuer de respecter sa seconde obligation vis-à-vis de son second locataire. Cela signifie qu’en pratique le bailleur devra tenter de parvenir à un accord, avec son second locataire, dans le cadre d’une négociation amiable.
Le Professeur Louis Rozès avait relevé la difficulté : « On peut s’interroger sur les moyens dont dispose le bailleur pour faire respecter l’exclusivité par le second locataire ; il peut parvenir à un accord amiable avec ce dernier. Il peut également être condamné sous astreinte à parvenir à ce résultat et la condamnation peut être lourde alors que le locataire auquel il aura concédé fautivement le droit d’exercer une activité concurrentielle ne sera nullement tenu d’obtempérer puisqu’il est dans son droit.
Aussi resterait-il au bailleur la possibilité de refuser le renouvellement du bail moyennant le versement de l’indemnité d’éviction à l’égard du second locataire, ou bien du premier » [4]. Cela étant, si le second bail n’en est qu’à son début et si l’activité litigieuse doit se poursuivre neuf ans, voire douze ans, sans que le second locataire veuille y renoncer, il faudra bien alors prendre acte de l’impossibilité pour le bailleur d’exécuter, pour le moment, son obligation en nature. Il ne pourra l’exécuter qu’à l’expiration du bail, en versant une indemnité d’éviction, prix à payer pour faire cesser l’activité qui n’aurait pas dû être autorisée.
D’ailleurs, en l’espèce, la Cour d’appel avait condamné le bailleur à une astreinte pour une durée de quatre mois : implicitement, passé ce délai, la sanction devait être réexaminée. Si l’exécution en nature, privilégiée par la Cour de cassation, n’est décidément pas possible, l’obligation du bailleur se résoudra alors en dommages et intérêts, du moins à titre provisoire.
II – LA RÉSOLUTION EN DOMMAGES ET INTÉRÊTS.
Lorsqu’une obligation ne peut pas être exécutée en nature, elle doit l’être par équivalent. Si le bailleur ne peut pas faire respecter la clause d’exclusivité vis-à-vis de son second locataire, puisque ce dernier a le droit contractuel d’exercer l’activité litigieuse, et si aucun accord amiable n’a pu aboutir avec lui, le bailleur devra alors payer des dommages et intérêts au premier locataire. Cette solution avait déjà été relevée par les commentateurs de l’arrêt de la Cour de cassation de 2006.
Monsieur Yves Rouquet observait : « Lorsque, comme au cas particulier, le locataire exerce un commerce concurrent en vertu d’une clause contractuelle en bonne et due forme, le preneur titulaire de la clause d’exclusivité ne pourra pas demander au bailleur de faire cesser la concurrence dommageable par lui créée, ce, en raison des droits acquis par ce locataire (…) Le bénéficiaire de la clause d’exclusivité pourra faire valoir son droit à réparation auprès du bailleur (…). Concrètement, le locataire va pouvoir obtenir l’allocation d’importants dommages et intérêts » [5]
D’ailleurs, à la suite de l’arrêt de la Cour de cassation du 4 mai 2006, qui était favorable à l’exécution en nature, la Cour d’appel de Paris avait statué en qualité de Cour de renvoi en décidant : « Si le locataire bénéficiaire d’une clause d’exclusivité qui lui a été consentie par son bailleur est en droit d’exiger que ce dernier fasse respecter cette clause par ses autres locataires, étrangers au contrat contenant cette clause, c’est à la condition qu’ils ne bénéficient pas eux-mêmes du droit d’exercer cette activité » [6].
Si les autres locataires disposent eux-mêmes contractuellement du droit d’exercer l’activité litigieuse, et si les tentatives de renégociation n’aboutissent pas, l’exécution en nature sera impossible dans l’immédiat et l’obligation du bailleur se résoudra en dommages et intérêts tant que subsistera la concurrence. Le Professeur Jean-Baptiste Seube a noté également que, lorsque le propriétaire a autorisé l’activité concurrente à un second locataire, en omettant de rappeler l’exclusivité consentie au premier locataire, « l’activité concurrente se développe sans que l’on puisse reprocher au second locataire une quelconque faute.
Il parait alors difficile d’exiger sa cessation : le bénéficiaire de l’exclusivité ne peut poursuivre l’exécution en nature de l’obligation méconnue (…). Ayant acquis de bonne foi le droit d’exploiter l’activité querellée, l’autre locataire ne peut en être privé. Dès lors, le bénéficiaire de l’exclusivité ne pourra ni agir directement contre le second locataire puisqu’il n’a pas commis de faute (CA Paris, 15 oct. 1991, Loyers et copr. 1992, n°115, obs. Ph-H. Brault), ni exiger du propriétaire la cessation de l’activité concurrente puisqu’elle est impossible.
L’exécution se fera nécessairement par équivalent et seul le propriétaire, qui a méconnu son obligation en introduisant un concurrent dans l’immeuble, devra des dommages et intérêts » [7] L’observation doit être nuancée : le bénéficiaire de l’exclusivité peut, dans un premier temps, exiger du bailleur qu’il la fasse respecter par les tiers, comme le dit la Cour de cassation. C’est seulement dans un second temps, en cas d’échec avéré, que l’on doit se résoudre à l’exécution par équivalent, pour la durée du bail concurrent. Mais, dans un troisième temps, à l’expiration du bail concurrent, l’exécution en nature redevient possible, au moyen d’un refus de renouvellement.
La mesure des dommages et intérêts sera délicate à apprécier. Elle devrait prendre en compte l’éventuelle baisse du chiffre d’affaires du locataire bénéficiaire de l’exclusivité, en raison de la présence d’un concurrent. Ce préjudice devrait durer le temps du bail du concurrent. A l’expiration du bail du concurrent, le propriétaire recouvre la possibilité d’exécuter son obligation en nature, en lui délivrant un congé comportant refus de renouvellement du bail et offre de paiement de l’indemnité d’éviction. [1] Cass. 3e civ. 4 mai 2006, n° 04-10.051, Administrer juillet 2006, p. 45, note J.-D. Barbier ; RDC 2006, p. 1154, obs. J.-B. Seube. [2] Cass. 3e civ. 4 février 1986, Gaz. Pal. 1986 1.370, note J.-D. Barbier. [3] Cass. 3e civ. 18 janvier 1994, Administrer août-septembre 1994, p.20, note J.-D. Barbier. [4] L. Rozès, Dalloz 2007, p. 1832.[5] Y. Rouquet, note sous Cass. 3e civ. 4 mai 2006, Dalloz 2006, p. 1454.rnrn[6] CA Paris, 16ème Ch., sect. B, 27 septembre 2007, RDC janvier 2010, p.55.[7] J.-B. Seube, RDC octobre 2006, p. 1154.