RÉSUMÉ
Même après consignation de l’indemnité d’éviction entre les mains d’un séquestre, conformément à un jugement assorti de l’exécution provisoire, la pénalité de 1% faute de restitution des clés n’est pas due. Elle peut commencer à courir tant que le montant de l’indemnité d’éviction n’a pas été fixé par une décision passée en force de chose jugée.
COMMENTAIRE PAR JEHAN-DENIS BARBIER
Les juges de première instance, qui fixent une indemnité d’éviction, peuvent-ils assortir leur décision de l’exécution provisoire ? La Cour de cassation ne répond pas directement à cette question, mais décide, pour la première fois, que le locataire n’est pas obligé de restituer les locaux – et n’est donc pas tenu de la pénalité de 1% par jour de retard – tant que la Cour d’appel n’a pas définitivement fixé le montant de l’indemnité d’éviction. La pénalité ne peut commencer à courir tant que l’indemnité d’éviction “n’a pas été fixée par une décision passée en force de chose jugée”.
Au sens de l’article 500 du nouveau Code de procédure civile, la décision passée en force de chose jugée est celle qui n’est susceptible d’aucun recours suspensif d’exécution. Il faut donc, soit un jugement signifié à l’encontre duquel aucun appel n’aurait été interjeté dans le délai d’un mois, soit un arrêt de cour d’appel. En l’occurrence, les juges de première instance avaient fixé le montant de l’indemnité d’éviction due par le bailleur au locataire.
Dans leur jugement, ils avaient ordonné la consignation de l’indemnité d’éviction, entre les mains d’un séquestre, conformément à l’alinéa de l’article L.145-29 du Code de commerce, et ils avaient ordonné l’exécution provisoire. Le bailleur avait effectivement consigné le montant de l’indemnité d’éviction. La procédure s’était poursuivie en appel et le locataire était resté en place. Le bailleur avait alors demandé que lui soit restituée la pénalité de 1% par jour de retard, ce que la Cour d’appel lui avait accordé. L’arrêt est cassé au motif que cette pénalité ne pouvait pas courir, malgré la consignation, avant la fixation définitive de l’indemnité d’éviction par la Cour d’appel elle-même.
1°- Indemnité d’éviction et exécution provisoire.
Aucune disposition du statut des baux commerciaux n’interdit d’assortir de l’exécution provisoire le jugement qui fixe l’indemnité d’éviction. Néanmoins, en pratique, les tribunaux l’ordonnent rarement. Les juges considèrent généralement que, d’une part, le bailleur dispose de son droit de repentir jusqu’à la fin de la procédure d’appel et qu’on ne peut donc pas le condamner provisoirement au paiement de l’indemnité d’éviction ; et d’autre part, qu’il s’agit d’un sujet grave et d’enjeux importants qui nécessitent que le double degré de juridiction remplisse entièrement son rôle. Il est vrai que l’exécution provisoire parait en contradiction avec les dispositions de l’article L.145-58 du Code de commerce.
Ce texte dispose : “Le propriétaire peut, jusqu’à l’expiration d’un délai de quinze jours à compter de la date à laquelle la décision est passée en force de chose jugée, se soustraire au paiement de l’indemnité”, en exerçant ce que l’on appelle le droit de repentir. Dès lors, comment peut-on lui demander de payer en application d’une exécution provisoire alors qu’il peut se dispenser de payer tant qu’il n’y a pas de “décision passée en force de chose jugée” ? Par conséquent, si le locataire demande l’exécution provisoire mais que le propriétaire s’y oppose, elle ne devrait pas pouvoir être ordonnée. En revanche, si le droit de repentir n’est plus possible, notamment si le locataire a déménagé ou s’il a déjà loué d’autres locaux destinés à sa réinstallation, le bailleur ne peut plus invoquer l’article L.145-58 pour s’opposer à l’exécution provisoire.
Au contraire, cette exécution provisoire est nécessaire lorsque le locataire a restitué les lieux, puisque son préjudice est alors consommé. Le locataire qui a déménagé a fait l’avance des frais ; c’est à la date de son déménagement que l’indemnité d’éviction doit être évaluée ; même si un appel est possible, même si le montant de l’indemnité d’éviction peut être éventuellement augmentée ou diminuée en cause d’appel, un paiement en application de l’exécution provisoire est légitime. Mais il peut arriver que ce soit le bailleur lui-même qui demande l’exécution provisoire.
Tel était le cas, semble-t-il, en l’espèce. Lorsque le bailleur est pressé de reprendre les lieux loués, par exemple pour commencer des travaux, il peut souhaiter payer immédiatement, sur la base du jugement, en renonçant implicitement à son droit de repentir. Dans cette hypothèse, les juges de première instance devraient pouvoir ordonner l’exécution provisoire. Cependant, une telle décision assortie de l’exécution provisoire serait de fait sans intérêt pour le bailleur pressé, puisque la Cour de cassation décide que le preneur n’est pas tenu de restituer les lieux.
2°- Exécution provisoire et pénalité de 1 %.
Lorsque l’indemnité d’éviction a été consignée entre les mains du séquestre désigné par le juge, le locataire doit normalement restituer les locaux immédiatement. La sanction est prévue par l’article L.145-30 du Code de commerce : “en cas de non-remise des clés à la date fixée et après mise en demeure, le séquestre retient 1 % par jour de retard sur le montant de l’indemnité et restitue cette retenue au bailleur sur sa seule quittance”. La sanction est sévère puisque l’indemnité d’éviction disparaîtrait en cent jours (1). Cependant, dans l’arrêt commenté, la Cour de cassation décide que cette pénalité n’est pas due tant que le montant de l’indemnité d’éviction n’a pas été fixé par une décision passée en force de chose jugée. Par conséquent, lorsque l’indemnité est séquestrée en exécution d’un jugement assorti de l’exécution provisoire, le locataire peut néanmoins se maintenir dans les lieux jusqu’à l’arrêt de la Cour d’appel.
La non-remise des clés n’est pas sanctionnée. C’est dire que l’exécution provisoire reste platonique. Pourtant, le texte des articles L.145-28, L.145-29 et L.145-30 du Code de commerce ne fait nullement allusion à une décision “passée en force de chose jugée”. La jurisprudence de la Cour de cassation n’est donc pas fondée sur la lettre de ces textes. La référence à une décision “passée en force de chose jugée” figure uniquement à l’article L.145-58 du Code de commerce à propos du droit de repentir. Mais ce texte n’est pas visé, et d’ailleurs, dans un arrêt du 7 avril 1994, la Cour de cassation avait jugé que, pour fixer le point de départ de la pénalité de 1 %, il n’y avait pas à tenir compte du délai prévu à l’article 32 du décret du 30 septembre 1953 (aujourd’hui article L.145-58 du Code de commerce) pour l’exercice du droit de repentir du bailleur (2).
Une fois l’arrêt rendu, dès lors que l’indemnité est consignée et que la mise en demeure est signifiée, la pénalité commence à courir. Son point de départ n’est pas retardé par le délai d’exercice du droit de repentir.La jurisprudence présentement commentée ne trouverait donc pas son fondement dans le droit de repentir éventuel du bailleur. Il faut en conclure qu’il s’agit d’une jurisprudence praeter legem.(1)
Voir pour une période de 41 jours : C. Paris 17 octobre 2003, Loyers et copr. 2004, n° 71, note Ph.-H. Brault ; voir également Le statut des baux commerciaux par Brault et Barbier, Gaz. Pal., éd. 2000, p. 64. (2) Cass. 3e civ. 7 avril 1994, Loyers et copr. 1994, n° 245, note Ph.-H. Brault.