L’essentiel. Le juge des loyers commerciaux fixe le loyer du bail renouvelé selon les critères définis par la loi et les clauses contractuelles ne peuvent pas dénaturer la législation. Le loyer du bail renouvelé ne peut en aucun cas excéder la valeur locative. Il parait désormais qu’un certain ordre public domine cette matière, mais s’agit-il de l’ordre public de l’article L. 145-33 du Code de commerce, relatif à la définition de la valeur locative, ou de l’ordre public judiciaire, le juge tenant ses pouvoirs de la loi, non du contrat ? Depuis quelques années, les bailleurs introduisent dans les baux commerciaux des clauses particulières pour remanier, corriger, modifier la définition légale de la valeur locative de renouvellement. Ce traficotage des critères légaux suscite un certain malaise lorsque le juge des loyers commerciaux est saisi. La réglementation serait-elle divisible et le juge serait-il un mandataire commun ? La question trouve un regain d’actualité avec les deux arrêts rendus par la Cour de cassation le 3 avril 2016 [1], concernant une clause de loyer binaire.
Si la Cour de cassation admet la possibilité de faire fixer par le juge des loyers commerciaux un loyer minimum garanti, dans un bail à loyer variable, ce que la jurisprudence Théâtre Saint Georges excluait précédemment en considérant qu’une clause de loyer binaire « échappait aux dispositions du décret du 30 septembre 1953 »[2], la Haute Cour précise que le juge doit alors respecter les dispositions statutaires et fixer le loyer conformément à l’article L.145-33 du Code de commerce : « La stipulation selon laquelle le loyer d’un bail commercial est composé d’un loyer minimum et d’un loyer calculé sur la base du chiffre d’affaires du preneur n’interdit pas, lorsque le contrat le prévoit, de recourir au juge des loyers commerciaux pour fixer, lors du renouvellement, le minimum garanti à la valeur locative. Le juge statue alors selon les critères de l’article L. 145-33 du Code de commerce, notamment au regard de l’obligation contractuelle du preneur de verser, en sus du minimum garanti, une part variable, en appréciant l’abattement qui en découle »[3]. « Le juge statue selon les critères de l’article L.145-33 » : la formulation est impérative. Cela signifie-t-il que les dispositions de l’article L.145-33 du Code de commerce sont d’ordre public ? La question est clairement posée par le Professeur Joël Monéger, qui penche pour l’affirmative : « La reconnaissance du caractère impératif de l’article L.145-33 du Code de commerce ne procède plus seulement du choix des parties de le réintroduire. La Cour, en estimant que les règles statutaires de fixation du loyer lors du renouvellement du bail s’imposent au juge, ne laisse-t-elle entendre qu’elle incline vers la reconnaissance du caractère d’ordre public de l’alinéa premier de cet article central ? »[4]. Selon ce texte : « Le montant des loyers des baux renouvelés ou révisés doit correspondre à la valeur locative ». Il est certain que lorsque le législateur dispose que quelque chose « doit » être ainsi, la disposition est impérative, sauf à confondre devoir et faculté. Le caractère impératif de l’article L.145-33 du Code de commerce avait déjà été évoqué par le Professeur Françoise Auque, lors du colloque de Lille de 2012. Rappelant le texte, Madame Françoise Auque faisait observer : « Il y a, vous le voyez, le verbe “devoir”, duquel on pourrait déduire le caractère d’ordre public de ce texte. La Cour de cassation l’a fait dans d’autres occasions ». Et d’affirmer : « J’estime que l’article L.145-33 doit être d’ordre public »[5]. Sans doute soucieuse de permettre l’accès au juge – ce qu’interdisait la jurisprudence Théâtre Saint Georges – la Cour de cassation, au prix de certains sacrifices, abandonne la thèse de l’incompatibilité du loyer binaire avec une fixation judiciaire.
Sortie du statut, la clause de loyer binaire y revient, mais c’est alors pour s’y soumettre. La motivation des arrêts de la Cour d’appel d’Aix-en-Provence n’est pas condamnée lorsqu’elle indiquait que « les dispositions de l’article L.145-33 s’imposent au juge des loyers commerciaux qui ne saurait fixer par application d’autres critères que ceux que la loi lui prescrit le loyer du bail renouvelé, qui ne saurait en aucun cas excéder la valeur locative ». C’est bien parce que le loyer ne saurait excéder la valeur locative que la Cour de cassation précise que le supplément sans contrepartie résultant de la part variable rend nécessaire une minoration de la partie fixe. C’est l’article L.145-33 en totalité qui serait d’ordre public, non pas seulement le premier alinéa. Le second alinéa énumère précisément les « critères » de la valeur locative, visés par la Cour de cassation dans ses deux arrêts. Certes, le deuxième alinéa commence par les mots : « À défaut d’accord ». Mais l’accord des parties sur une valeur locative de renouvellement serait un accord postérieur à la date du renouvellement, c’est-à-dire postérieur au droit acquis à la réglementation, s’agissant d’un ordre public de protection.
C’est cette interprétation que la Cour de cassation a donné à l’expression : « sauf accord des parties », à l’article L.145-12 du Code de commerce, concernant la durée du bail renouvelé qui doit être de neuf ans « sauf accord des parties pour une durée plus longue ». La Cour de cassation a précisé que ce texte est d’ordre public et que l’accord des parties, visé par ce texte, ne peut être qu’un accord postérieur à la date d’effet du congé[6]. Mais un autre ordre public avait aussi été évoqué : l’ordre public judiciaire. Le juge tient ses pouvoirs non des parties, mais de la loi. Le juge n’est pas soumis au contrat ; c’est le contrat qui est soumis au juge. Le juge des loyers commerciaux a pour mission institutionnelle de fixer le loyer du bail commercial dans les conditions prévues par la loi. Les parties n’ont pas le pouvoir de modifier les institutions[7]. Dans un commentaire fort complet des arrêts du 3 novembre 2016, notre confrère Frédéric Planckeel reprend cette référence à l’ordre public judiciaire en observant que « les arrêts du3 novembre 2016 n’envisagent le recours au juge que dans le strict cadre du statut »[8]. Jean-Pierre Blatter paraît également considérer que l’ordre public judiciaire s’impose puisqu’il écrit que, dès lors que les parties « confient au juge la mission de fixer le loyer minimum garanti à la valeur locative, il est alors tenu par la règle légale énoncée par l’article L.145-33 »[9].
Les commentateurs sont donc assez unanimes : le « tout contractuel » qui s’imposerait tant au juge qu’aux parties et qui réduirait le juge au rôle de simple exécutant, est condamné. S’il n’est donc plus guère contestable qu’un certain ordre public s’impose, s’agit-il de l’ordre public statutaire de l’article L.145-33 ou de l’ordre public judiciaire ? Nous nous proposons d’évoquer les conséquences de l’une ou l’autre de ces deux analyses.
– THÈSE DE L’ORDRE PUBLIC DE L’ARTICLE L.145-33 DU CODE DE COMMERCE. Si l’on reconnait que le verbe « devoir » marque un impératif, et si l’on admet en conséquence que l’article L.145-33 du Code de commerce est d’ordre public, toutes les clauses contraires à ce texte seraient nulles. A cet égard, il ne faudrait pas retomber dans l’erreur des années 1980, lorsque des clauses de loyer variable furent soumises au juge dans le cadre de révisions triennales. Alors que la révision triennale était incontestablement d’ordre public, la Cour de cassation ne voulut pas annuler les clauses de loyer variable mais jugea – avant donc la jurisprudence Théâtre Saint Georges – que la révision d’un tel loyer « échappait aux dispositions du décret du 30 septembre 1953 et n’était régi que par la convention des parties »[10]. Par un curieux raisonnement, la Cour de cassation mit la clause hors statut au lieu de l’annuler. En réalité, lorsqu’une clause est contraire à une règle légale, elle ne sort pas de la règlementation : elle doit être annulée. Par ses deux arrêts du 3 novembre 2016, la Cour de cassation admet que la clause de loyer binaire puisse revenir dans le statut, mais à condition de le respecter : le loyer minimum garanti est fixé conformément au statut et le loyer variable additionnel justifie un abattement sur la valeur locative, soit que l’on considère qu’il s’agit d’une modalité particulière de fixation du loyer, soit que l’on estime qu’il s’agit d’une charge additionnelle, justifiant comme telle, comme par exemple l’impôt foncier, une déduction. La Cour de cassation s’efforce de montrer que, lorsqu’une clause contractuelle peut rester compatible avec les règles statutaires, elle peut être maintenue. Seules les clauses incompatibles avec l’article L.145-33, seraient annulées. Concernant les clauses de loyer variable, la prétendue compatibilité appelle des réserves[11], mais l’on a bien compris que la Cour de cassation a voulu dépasser l’incompatibilité, pour sortir de l’impasse de la jurisprudence Théâtre Saint Georges qui interdisait les demandes de fixation tant du locataire que du propriétaire. Reconnaitre enfin le caractère d’ordre public de l’article L.145-33 conduirait à revenir sur certaines jurisprudences. Ainsi, la clause déterminant par avance les conditions de fixation du prix du bail renouvelé, clause excluant les dispositions de l’article L.145-33 du Code de commerce, actuellement jugée valable[12], serait nulle.
De même, une clause établie dans l’intérêt du locataire, stipulant que ne sera pas pris en compte pour la détermination du loyer du bail renouvelé l’accroissement de surface des locaux résultant des travaux réalisés par le preneur, a été jugée valable[13]. Une telle clause, contraire aux dispositions de l’article L.145-33, serait désormais nulle. Une clause de loyer forfaitaire ne peut pas davantage faire obstacle à une révision légale d’ordre public[14]. Mais faudrait-il considérer comme nulle la clause stipulant que, en cas de renouvellement, le loyer sera fixé au plafonnement ? Une telle clause est jusqu’à présent tenue pour valable[15]. Mais elle pourrait être jugée contraire aux dispositions impératives de l’article L.145-33. Les clauses qui modifient les critères légaux de la valeur locative, telle la clause fixant par avance la surface pondérée des locaux[16], ou la clause imposant la prise en compte des seuls prix du marché[17], dont la validité a pu être admise, devraient être annulées, à moins que le juge puisse les intégrer au statut, en les adaptant comme il vient de le faire pour les clauses de loyer variable. Par exemple, la clause prévoyant une pondération contractuelle nécessiterait un aménagement des prix, un abattement ou une majoration, pour revenir à une valeur locative conforme à l’article L.145-33. L’équilibre voulu par le législateur doit être respecté. Reconnaître à ce texte un caractère impératif ne conduira à la nullité des clauses particulières que dans les cas d’incompatibilité absolue. Resteraient valables les clauses que le juge pourrait concilier avec les règles statutaires.
Cette thèse, qui parait conforme aux observations des Professeurs Françoise Auque et Joël Monéger, serait opportune. En premier lieu, le texte serait respecté, tant en ce qui concerne sa lettre que son esprit. Sa lettre, puisque le verbe « devoir » y figure. Son esprit, puisque le principe de la concordance du loyer et de la valeur locative est un des piliers de la réglementation et touche au droit au renouvellement. En second lieu, cette solution a le mérite de la clarté. Le loyer ne peut excéder la valeur locative et les clauses contraires doivent être privées d’effet, comme l’a jugé la Cour de cassation dans ses deux arrêts du 3 novembre 2016.
II – THÈSE DE L’ORDRE PUBLIC JUDICIAIRE Si l’article L145-33 du Code de commerce n’était pas d’ordre public, et si seul l’ordre public judiciaire était en cause, il faudrait alors distinguer selon que le loyer doit ou non être fixé par le juge. Ainsi, une clause fixant par avance le loyer de renouvellement, sans nécessiter d’intervention judiciaire, resterait valable, puisque l’ordre public judiciaire ne serait pas concerné. En revanche, les clauses aménageant ou modifiant la définition légale de la valeur locative en cas de fixation judiciaire seraient privées d’effet, puisque le juge doit fixer le loyer conformément à sa mission institutionnelle, c’est-à-dire « selon les critères de l’article L.145-33 du Code de commerce », comme le dit la Cour de cassation dans ses deux arrêts du 3 novembre 2016 et non selon « d’autres critères que ceux que la loi lui prescrit » comme l’avait indiqué à juste titre la Cour d’appel d’Aix-en-Provence. On comprend bien qu’une solution contraire serait inadmissible : on verrait apparaître des clauses interdisant au juge de pratiquer un abattement, l’obligeant à prendre en compte des améliorations réalisées par le locataire à ses frais exclusifs, lui interdisant de pondérer les surfaces, l’obligeant à retenir seulement des loyers décapitalisés ou des prix de marché, et d’autres clauses encore sorties de l’imagination fertile d’esprits inflationnistes. La Cour de cassation accepte que le juge puisse fixer le loyer minimum garanti à la valeur locative, lorsque le contrat le prévoit, mais n’admet pas que les critères légaux de la valeur locative soient modifiés. Le juge n’est pas la chose des parties ; il n’est pas un mandataire commun soumis à un imperium contractuel[18]. Le contrat ne peut pas dépecer la réglementation. Si les parties demandent au juge de fixer le loyer, elles se soumettent à la réglementation. La réglementation n’est pas divisible. Si les parties s’adressent au juge de loyers commerciaux pour dire le prix, c’est pour respecter la loi, non pour la contourner[19].
Dans son arrêt Théâtre Saint Georges, la Cour de cassation avait dit, d’une part, que la clause particulière échappait à la réglementation, et d’autre part, que le loyer de renouvellement n’était régi que par la convention des parties. Le loyer était hors statut. En modifiant leurs clauses, les propriétaires de centres commerciaux ont créé une contradiction : la clause contractuelle, hors statut, stipule que l’on revient dans le statut. Mais on ne peut pas être à la fois dehors et dedans. Ce désordre contractuel devait être redressé. La Cour de cassation, par ses arrêts du 3 novembre 2016, fait revenir la clause, conformément à la volonté des parties, dans le statut, mais en totalité. Dans ses prochains arrêts, la Cour de cassation devra préciser si l’ordre public en cause est l’ordre public judiciaire ou l’ordre public statutaire. [1] Cass. 3e civ. 3 novembre 2016, n° 15-16826 et 15-16827, Administrer novembre 2016, p. 36, note J.-D. Barbier ; JCP éd. G, 26 décembre 2016, p. 1415, note J. Monéger ; AJDI janvier 2017, p. 36, note F. Planckeel.[2] Cass. 3e civ. 10 mars 1993, Gaz. Pal. 1993, 2, 313 ; Cass. 3e civ. 27 janvier 1999, Gaz. Pal. 1999, 1, 49 ; Cass. 3e civ. 29 septembre 1999, Gaz. Pal. des 25 et 26 octobre 2000, p. 37 ; Cass. 3e civ. 7 mai 2002, Gaz. Pal. des 17 et 18 juillet 2002, p. 21 : « Il est constant que la fixation du loyer renouvelé dans le cas d’un loyer dit binaire échappe aux dispositions du décret du 30 septembre 1953 ».
[3] Voir les références ci-dessous note n° 1.[4] J. Monéger, JCP éd. G, 26 décembre 2016, p. 1415 ; c’est également l’analyse que nous avions faite, dans notre commentaire à chaud de ces arrêts : voir notre note sous Cass.3e civ. 3 novembre 2016, n° 15-16826 et 15-16827, Administrer novembre 2016, p. 36. 5] Lamy Droit des affaires, n° 77, 1er décembre 2012 : ainsi, l’analyse des deux plus éminents universitaires spécialistes des baux commerciaux se rejoint. [6] Cass. 3e civ. 2 octobre 2002, Gaz. Pal. du 1er février 2003, p. 13 ; Cass. 3e civ. 18 juin 2013, n° 12-19168, Administrer décembre 2013, p. 28, notes J.-D. Barbier. C’est bien cette analyse que propose le Professeur J. Monéger. [7] Notre note sous Cass. 3e civ. 9 septembre 2014 et CA Limoges 4 septembre 2014, Gaz. Pal. des 23 et 25 novembre 2014, p. 23, spé. 26. [8] F. Planckeel, note sous Cass. 3e civ. 3 novembre 2016 (deux arrêts), AJDI janvier 2017, p. 36.r [9] AJDI décembre 2016, p. 805.rnrn[10] Cass. 3e civ. 13 janvier 1988, AJPI 1988, p. 442, note B. Boussageon, ; Cass. 3e civ. 7 février 1990, Loyers et copr. 1990, n° 180 ; Cass. 3e civ. 15 mai 1991, Gaz. Pal. 1991, 1, 427, note J.-D. Barbier. [11] Voir notre note sous Cass. 3e civ. Administrer 3 novembre 2016, p. 36.rnrn[12] Cass. 3e civ. 10 mars 2004, Administrer mai 2004, p. 19, note J.-D. Barbier. [13] Cass. 3e civ. 15 mai 2008, Gaz. Pal. des 6 et 8 juillet 2008, p. 28.rnrn[14] Cass. 3e civ. 30 janvier 2002, Administrer avril 2002, p. 26, note J.-D. Barbier. [15] Cass. 3e civ. 2 juillet 1997, Gaz. Pal. des 10 et 11 décembre 1997, p. 18, note J.-D. Barbier.[16] CA Paris 16ème Ch. B, 12 février 1989, Gaz. Pal. des 30 juin et 1er juillet 1999, p. 38, note J.-D. Barbier ; Cass. 3e civ. 9 avril 2013, n° 12-15002, Gaz. Pal. des 2 et 3 août 2013, p. 36, note J.-D. Barbier.[17] TGI Paris, Loyers comm. 30 janvier 2012, n° 10/02225, Gaz. Pal. des 29 et 30 juin 2012, p. 9, note J.-D. Barbier. [18] Rappelons que la notion d’imperium contractuel, qui permettrait de contraindre le juge, a fait l’objet d’une thèse brillante, mais néanmoins dangereuse : M. Lamoureux, L’aménagement des pouvoirs du juge par les contractants, Presse Universitaire d’Aix Marseille, 2006. [19] Sur l’indivisibilité de la réglementation, notamment en cas d’adoption du statut des baux commerciaux, qui ne saurait être partielle, voir notre note sous Cass. 3e civ. 9 février 2005, Gaz. Pal. des 9 et 10 décembre 2005, p. 16, spé. p. 18.