Par Jehan-Denis BARBIER
La France serait un Etat de droit. Nul n’en doute puisque l’on ne peut plus faire un geste ni dire un mot sans risquer de tomber sous le coup de terribles poursuites pénales ou autres, dans une société d’interdits. Le droit menaçant est partout. Baisse les yeux et marche à l’ombre[1].
Il en va différemment dans les relations de droit privé où le justiciable, pour savoir à quoi s’en tenir, doit interroger son avocat qui conclura, à l’issue d’une consultation de 20 pages, qu’il est absolument certain que la solution est inconnue.
Ainsi, plus de 18 mois après les premiers textes qui ont interdit l’accès de la clientèle dans les boutiques et les centres commerciaux, la question de savoir si les loyers sont dus ou non pendant les périodes de fermeture n’est toujours pas tranchée, les juridictions jugeant tantôt blanc, tantôt noir. L’incertitude est accueillie avec une certaine complaisance par certains qui considèrent qu’elle doit favoriser les transactions. Certes, pour éviter la perspective d’une procédure longue et aléatoire, puisque l’on doit tirer à pile ou face, certains préfèrent couper la poire en deux. Ces accords sont regardés avec une grande satisfaction par une partie de la magistrature adepte des modes alternatifs de règlement des conflits, favorable au désengorgement des tribunaux, et hostile à l’autoritarisme de l’acte juridictionnel..
On oublie que, dans une transaction, imposée par l’incertitude du droit et les délais de la procédure, c’est toujours la partie faible qui est perdante. On oublie surtout que de tels accords, contraints par le temps et les difficultés financières, sont la négation même de l’État de droit.
Point n’est besoin du droit pour faire « moite moite » en se tapant dans la main.
Si la France est un pays d’interdits, est-elle encore un Etat de droit ?
Le Tribunal Judiciaire de Chartres avait pris la mesure de la difficulté et avait saisi la Cour de cassation d’une demande d’avis[2].
La Cour de cassation devait rendre son avis le 5 octobre 2021, mais une transaction est intervenue entre les parties avec désistement d’instance et d’action[3]. La Cour de cassation ne rendra pas d’avis (I), ce qui risque de perpétuer des jurisprudences divergentes (II).
I – ABSENCE D’AVIS DE LA COUR DE CASSATION
L’article L. 441-1 du Code de l’organisation judiciaire dispose : « Avant de statuer sur une question de droit nouvelle, présentant une difficulté sérieuse et se posant dans de nombreux litiges, les juridictions de l’ordre judiciaire peuvent, par une décision non susceptible de recours, solliciter l’avis de la Cour de cassation. »
Une demande d’avis, sur l’exigibilité ou non des loyers pendant les périodes de fermeture imposée par les divers décrets[4] devrait être recevable, les trois conditions du texte étant remplies :
- Question de droit nouvelle : l’interdiction d’accueil du public dans les locaux, bâtiments, enceintes, etc. n’est pas une question de fait, mais bien une question de droit, puisqu’elle résulte d’arrêtés et de décrets[5].
- Question posant une difficulté sérieuse : cette seconde condition parait remplie, vu la diversité des décisions rendues, qui se contredisent, outre les décisions des juges des référés qui estiment qu’il y a des contestations sérieuses.
- Question se posant dans de nombreux litiges : c’est bien le cas. Le Tribunal Judiciaire de Chartres avait posé à la Cour de cassation les trois questions suivantes.
1°- Première question : l’obligation et l’exception d’inexécution
« Dans le cas d’un bail commercial conclu au profit d’un preneur touché par la fermeture administrative ordonnée en vertu des décrets pris pour lutter contre la propagation de l’épidémie de covid-19, le preneur peut-il opposer l’exception d’inexécution et refuser le paiement des loyers en faisant valoir que le bailleur a manqué à son obligation de délivrance d’une chose apte à l’usage convenu, quand bien même ce manquement ne serait pas de son fait mais dû à un cas de force majeure ? ».
L’obligation de délivrance oblige le bailleur à donner un local conforme à sa destination contractuelle, donc, pour un bail commercial, un local permettant de recevoir la clientèle.
Or les décrets covid ont précisément interdit l’accès des locaux commerciaux à la clientèle.
Le bailleur a donc été empêché de remplir son obligation de délivrance.
Que l’impossibilité de délivrer une chose conforme à sa destination ne soit pas imputable au bailleur mais soit due n’empêche pas le jeu d’exception d’inexécution. Conformément à une jurisprudence constante, l’inexécution non fautive, imputable à la force majeure, n’en justifie pas moins soit la résiliation du contrat, soit l’exception d’inexécution[6].
2°- Deuxième question : la force majeure et la suspension du contrat
« La fermeture administrative ordonnée en vertu des décrets pris pour lutter contre la propagation de l’épidémie de covid-19 constitue-t-elle un cas de force majeure qui frappe la substance même du contrat de bail, de sorte que celui-ci serait alors suspendu (le bailleur serait dispensé de son obligation de délivrance pendant la durée des mesures réglementaires et le preneur serait dispensé du paiement du loyer et des charges) ? ».
Une réponse positive semble s’imposer.
Un bail commercial ne peut pas être exécuté sur un local interdit d’accès à la clientèle. Le contrat doit être suspendu en attendant que la cause de l’empêchement cesse. Au demeurant, une réponse négative se disqualifie elle-même, car on ne peut pas dire qu’un contrat inexécutable doit être exécuté. Ajoutons trois observations.
a) La suspension du contrat, notion de droit positif
Certains semblent considérer que la suspension du contrat ne relèverait pas du droit positif.
Mais il suffit de se tourner vers le droit du travail, où ce mécanisme juridique est souvent mis en œuvre. On en a eu un exemple récent concernant certains salariés ne disposant pas d’un pass sanitaire. Quand un contrat de travail est suspendu, le salarié ne travaille pas, et le salaire n’est pas dû. Mais, les obligations accessoires subsistent, telle l’obligation de loyauté et de non concurrence.
Il suffit également d’ouvrir les traités de droit civil sur lesquels potassent les étudiants[7].
b) Distinction entre l’exception d’inexécution et la suspension du contrat
Le locataire qui invoque l’exception d’inexécution ne fait pas état de la force majeure, mais se fonde exclusivement sur le fait que l’obligation de délivrance n’a pas pu être exécutée.
C’est en réalité le bailleur qui invoque lui-même la force majeure, lorsqu’il expose que la fermeture des locaux commerciaux ne lui est pas imputable mais a été imposée par une réglementation imprévisible, et par définition irrésistible.
En revanche, lorsque le locataire invoque la suspension du contrat, il fait alors lui-même état de la force majeure qui en empêche l’exécution. Simplement, le raisonnement n’est pas décomposé en deux étapes, comme l’exception d’inexécution qui suppose d’abord l’examen de l’obligation de délivrance puis le constat de son inexécution. Ici, le constat est plus fondamental et la démonstration se résume à une évidence : le bail commercial ne peut pas être exécuté sur des locaux interdits d’accès à la clientèle.
Le résultat est exactement le même.
c) La force majeure et l’exonération du bailleur
On sait que « le bailleur doit assurer au preneur la jouissance paisible des lieux loués et cette obligation ne cesse qu’en cas de force majeure »[8].
Cette jurisprudence n’est qu’une application de l’article 1147 ancien du Code civil selon lequel le débiteur n’est pas tenu au paiement de dommages et intérêts lorsque « l’inexécution provient d’une cause étrangère qui ne peut lui être imputée ». La force majeure le dégage de son obligation. La même règle a été reprise à l’article 1231-1 nouveau du Code civil ainsi qu’aux articles 1218 et 1351.
Il semble que certains acteurs du droit se soient interrogés sur la portée de l’exonération du bailleur, en imaginant qu’il puisse être dispensé de son obligation de délivrance tout en continuant à encaisser les loyers.
C’est une erreur de droit à éviter. Le débiteur qui n’exécute pas son obligation, sans commettre de faute, par force majeure, ne peut être condamné à des dommages et intérêts. Mais il ne peut pas pour autant demander la contrepartie de la prestation non fournie.
Nemo praestat casus fortuitos (personne ne répond du cas fortuit) : comme l’écrivent les Professeurs Henri Roland et Laurent Boyer à propos du cas fortuit ou de la force majeure : « S’il s’agit d’un contrat synallagmatique, l’effet libératoire est double : l’extinction de l’obligation devenue impossible par évènement fortuit entraîne la disparition corrélative de l’obligation de l’autre partie ; en d’autres termes, le débiteur empêché ne peut pas exiger la contrepartie » [9].
Planiol l’avait écrit il y a 130 ans : « Il nous semble absolument certain que, lorsque l’une des parties est empêchée par force majeure d’accomplir son obligation, elle perd le droit d’exiger l’accomplissement à son profit de l’obligation contractée par l’autre partie » [10].
3°- Troisième question : la perte partielle de la chose louée
« L’interdiction temporaire d’exploiter les locaux commerciaux décidée par les pouvoirs publics pour lutter contre la pandémie équivaut-elle à une perte partielle de la chose louée au sens de l’article 1722 du code civil, justifiant une dispense de paiement des loyers pour la période considérée ? ».
La perte économique de la chose louée, la perte partielle, la perte provisoire de jouissance ont été assimilées depuis longtemps par la jurisprudence à la « destruction » de la chose louée au sens de l’article 1722 du Code civil [11].
Or la perte de la chose louée résulte de la seule lecture des textes : « les établissements recevant du public (…) ne peuvent accueillir du public »[12]. La boucle est bouclée.
Au demeurant, la Cour de cassation l’a déjà jugé : « Le preneur est dégagé de ses obligations envers le bailleur lorsqu’un cas fortuit ou de force majeure empêche d’une manière absolue la jouissance de la chose louée » pendant une période provisoire[13].
II – MULTIPLICITÉ D’AVIS CONTRADICTOIRES DES JUGES DU FOND
Nous avions recensé un certain nombre de décisions en 2020[14].
Arrêtons-nous sur quelques décisions rendues en 2021.
1°- Tribunal Judiciaire de Paris (Référés) 21 janvier 2021, RG 20/55751
Le juge des référés estime qu’il y a une contestation sérieuse et que l’exception d’inexécution est susceptible de jouer : « Même si le bailleur a maintenu pendant la période de fermeture administrative du local la possibilité pour son locataire d’en jouir et d’y conserver l’ensemble de ses meubles et stocks, et qu’il n’est pas à l’origine de la fermeture administrative imposée par les autorités, le locataire peut toujours soutenir qu’en l’absence de fourniture d’un local exploitable conformément au bail, et même si cette situation ne relève pas d’un manquement du bailleur à ses obligations mais de la force majeure, il doit pouvoir lui-même cesser d’exécuter son obligation corrélative de régler son loyer. ».
Effectivement, l’exception d’inexécution peut jouer même lorsque l’inexécution n’est pas fautive mais imputable à la force majeure (voir ci-dessus I, 1°).
Par ailleurs, permettre au locataire de conserver les clés des locaux, et d’y laisser ses meubles et ses stocks est la moindre des choses : le bail n’est pas résilié et le locataire n’est pas expulsé, l’exécution étant seulement suspendue, jusqu’au moment où l’impossibilité vient à cesser[15].
Même si l’on considère que le bailleur, en laissant les clés à son locataire, exécute très partiellement son obligation de délivrance, il demeure qu’une exécution partielle reste une inexécution.
2°- Tribunal Judiciaire de Paris (18ème Chambre 2ème Section) 25 février 2021, RG 18/02353
Par ce jugement, largement commenté[16], la 18ème Chambre du Tribunal Judiciaire de Paris avait jugé que les loyers étaient dus pendant les périodes de fermeture au motif que l’article 1719 du Code civil « n’a pas pour objet d’obliger le bailleur à garantir au preneur la chalandise des lieux loués ».
Cependant, comme le relève le Professeur Jean-Baptiste Seube « la réponse du tribunal tombe à côté » [17], car le locataire ne se plaint pas d’une baisse de commercialité, ni d’une diminution du nombre des chalands. Il fait observer que, pendant les périodes visées par la réglementation covid, son local est purement et simplement interdit d’entrer à la clientèle.
La chalandise est une chose. L’accès au local, autre chose.
Prenons l’exemple d’un restaurant. A l’heure du déjeuner, il peut y avoir de nombreux chalands qui déambulent sur le trottoir, de très nombreux clients qui vont acheter des plats à emporter ou des sandwichs. Mais du fait de la réglementation, le local doit rester portes closes. La chalandise peut être excellente ; l’accessibilité purement et simplement impossible.
L’obligation de délivrance est sans rapport avec la chalandise, mais elle inclut incontestablement l’accessibilité du local à la clientèle[18].
3°- Tribunal Judiciaire de La Rochelle, 23 mars 2021, RG 20/02428
Le Tribunal Judiciaire de la Rochelle, statuant au fond, s’est prononcé sur le fondement de l’article 1722 du Code civil concernant la perte de la chose louée en décidant que « pour la période du 16 mars au 11 mai 2020,le preneur ne doit aucun loyer », pour les motifs suivants :
« Il est constant que la perte de la chose peut être assimilée à l’impossibilité d’user des locaux en raison d’un cas fortuit au sens de cet article (Civ. 3e, 30 avr. 1997). De même, la perte de la chose louée est établie lorsque le locataire est dans l’impossibilité de l’utiliser par suite de l’application d’une disposition légale intervenue en cours de bail (Civ. 3e, 12 mai 1975).
Il est tout aussi constant que la perte peut être matérielle ou juridique. L’article 1722 précité peut s’appliquer, sans qu’il y ait eu détérioration matérielle, dès lors que le preneur se trouve dans l’impossibilité de jouir de l’immeuble, d’en faire usage conformément à sa destination.
Il est de droit qu’une décision administrative ordonnant la suspension de l’exploitation d’un commerce équivaut à la perte de la chose louée.
Cette perte peut être partielle, dès lors que la fermeture présente un caractère provisoire ».
Cette motivation est conforme au droit positif[19].
L’article 1722 du Code civil permet d’apprécier la « diminution du prix » correspondant à la période de perte de jouissance.
Ce texte, propre au contrat de bail, n’est qu’une application du principe général incarné par l’adage debitor rei certae interitu rei liberatur (le débiteur d’un corps certain est libéré par la perte de la chose). Mais le fait d’être « libéré de son obligation » ne signifie évidemment pas que la contrepartie resterait due. Comme le rappellent les Professeurs Henri Roland et Laurent Boyer : « le débiteur, qui est libéré de sa promesse par la vis major, perd le droit de réclamer la contreprestation prévue » et les auteurs ajoutent : « la solution de principe n’est pas douteuse, car elle est commandée, outre l’équité, par l’interdépendance des obligations corrélatives issues d’un même contrat synallagmatique »[20].
4°- Cour d’appel de Paris (Pôle 1, Chambre 10), 3 juin 2021, RG 21/01679
Cet arrêt a été rendu sur l’appel d’une décision du juge de l’exécution, après plaidoiries devant un juge unique.
Contrairement à de nombreuses autres décisions[21], la Cour valide une saisie-attribution en considérant que les loyers sont dus sur le fondement d’une triple motivation qui nous paraît erronée.
a) La volonté présumée du législateur
La Cour vise les diverses dispositions qui ont suspendu les poursuites et les pénalités concernant les loyers et les charges locatives, à savoir l’article 4 de l’ordonnance n° 2020-316 du 25 mars 2020 pour le premier confinement et l’article 14 de la loi n° 2020-1379 du 14 novembre 2020 pour le second confinement.
La Cour estime que « le législateur a pris en compte les conséquences pour les bailleurs et preneurs de la fermeture des commerces pendant la durée de l’état d’urgence sanitaire, excluant de ce fait, l’application à cette situation de l’article 1722 du Code civil ».
Cette affirmation peut difficilement être approuvée, et ceci pour trois raisons.
En premier lieu, les périodes visées par les dispositions relatives à la suspension des poursuites sont totalement distinctes des périodes de fermeture des commerces.
Ainsi, lors du premier confinement, alors que la mesure de fermeture des locaux au public était ordonnée du 16 mars au 11 mai 2020, la suspension des poursuites portait, quant à elle, sur les loyers échus entre le 12 mars 2020 et l’expiration d’un délai de deux mois après la date de cessation de l’état d’urgence sanitaire. Ainsi, pour un loyer payable trimestriellement d’avance au 1er septembre, ce sont les loyers et charges dus jusqu’au 30 novembre 2020 qui étaient concernés par la mesure de suspension des poursuites.
De même, pour le second confinement, alors que les boutiques devaient être fermées du 30 octobre au 27 novembre 2020, la période de suspension des poursuites expirait le 1er juin 2021[22].
En second lieu, les mesures de suspension des poursuites ne concernaient que certaines sociétés en considération de leur chiffre d’affaires, du nombre de salariés, etc., ce qui ne permet donc pas d’en déduire une règle générale à l’égard de tous les locataires.
En troisième lieu, il semble hasardeux de prétendre qu’un texte spécial et limité aurait pour effet d’exclure l’ensemble des dispositions du Code civil concernant l’obligation de délivrance, la perte de la chose louée, l’exception d’inexécution et la force majeure. C’est faire dire beaucoup de choses au silence du législateur.
Nous n’avons pas vu dans les divers décrets covid que les articles 1218, 1219,1231-1, 1351 nouveaux, 1147 ancien, 1719 et 1722 du Code civil auraient été déclarés inapplicables.
b) Commercialité des locaux et commercialité de l’emplacement
La Cour écrit : « le bailleur n’avait pas pour obligation, en l’absence de stipulation contractuelle particulière, de garantir la commercialité des locaux ».
À suivre cette conception, un propriétaire pourrait consentir un bail commercial sur un local d’habitation.
Bien évidemment il n’en est rien, et le bailleur qui établit un bail commercial garantit que les locaux sont à usage commercial, c’est-à-dire que la clientèle peut y être reçue, la définition même du bail commercial, figurant à l’article L. 145-1 du Code de commerce, étant celui qui porte sur « des immeubles ou locaux dans lesquels un fonds est exploité ».
En visant la commercialité des locaux, la Cour a peut-être voulu reprendre l’observation erronée du tribunal concernant la chalandise (voir ci-dessus le jugement du 25 février 2021).
Mais il ne faut pas confondre la commercialité du local et la commercialité de l’emplacement.
La commercialité du local relève de l’obligation de délivrance, puisque par hypothèse, le bailleur doit délivrer un local commercial conforme à la réglementation relative notamment à l’affectation des locaux[23].
En revanche, la commercialité de l’emplacement, plus ou moins bonne, c’est-à-dire concrètement le nombre de passants sur le trottoir, ne concerne en rien l’obligation de délivrance.
c) La fiction du local « enlui-même » exploitable
La Cour ajoute enfin que « le bailleur a fourni un local en lui-même exploitable ».
Pourtant, pendant les périodes de fermeture ordonnées par les décrets covid, le local n’était précisément pas exploitable, puisqu’il était interdit d’accès à la clientèle (alors que l’obligation de délivrance est une obligation continue qui dure tout au long du bail[24]).
Un local est conforme à sa destination ou ne l’est pas.
Nous ne connaissons pas cette catégorie de local qui serait « en lui-même » conforme à sa destination, sans pouvoir servir à son usage.
Rappelons sur ce point que ce sont bien les immeubles, les locaux, qui étaient visés par les décrets covid, non le fonds de commerce.
Ainsi, l’article 8 du décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 dispose : « Les établissements relevant des catégories mentionnées par le règlement pris en application de l’article R. 123-12 du Code de la construction et de l’habitation figurant ci-après ne peuvent plus accueillir du public ». Or, les établissements recevant du public sont définis à l’article R.123-2 du code de la construction et de l’habitation : « constituent des établissements recevant du public tous bâtiments, locaux et enceintes dans lesquelles des personnes sont admises ». Puis, le même article 8 vise, au titre de la catégorie M : « Magasins de vente et Centres commerciaux ».
Ce sont donc les bâtiments, locaux, enceintes, magasins et centres commerciaux qui étaient déclarés hors service par les différents décrets.
5°- Tribunal Judiciaire de Toulouse (Pôle civil, 1er juillet 2021), RG 21/02415
a) La perte de la chose louée
Dans cette décision, le tribunal retient « la perte partielle de la chose louée pendant les périodes de fermeture administrative » et décide de « diminuer le prix du loyer ».
b) L’obligation de délivrance
Cependant, le tribunal rejette l’argumentation fondée sur l’obligation de délivrance et l’exception d’inexécution avec une motivation qui remet en cause, là encore, l’essence même de l’obligation de délivrance : « Le bail prévoit uniquement la mise à disposition des locaux, dans le respect des normes administratives en relation avec le bâtiment, mais pas en relation avec l’activité qui y est exercée par le preneur ».
Cette motivation est tout à fait contraire à la règle de droit, car l’obligation de délivrance ne porte pas sur un local considéré in abstracto, c’est-à-dire sur quatre murs, mais bien sur un local affecté à une activité.
Pour un bail tous commerces, le bailleur garantit qu’il s’agit d’un local commercial, c’est-à-dire dans lequel la clientèle peut être reçue, ce qui est la moindre des choses.
Pour un bail spécialisé, le bailleur garantit en outre que les locaux permettent l’exploitation du commerce considéré.
La Cour de cassation vient de le rappeler récemment à propos d’un bail à usage de « café restaurant ». Quelles que soient les clauses du bail limitant la responsabilité du bailleur, celui-ci doit « maintenir le local commercial en état de servir à l’usage prévu », notamment si des mises aux normes sont nécessaires dans la cuisine du restaurant[25].
Il n’y a pas l’immeuble d’un côté, l’activité de l’autre.
L’obligation de délivrance porte sur un immeuble qui doit être conforme à l’activité prévue au bail et la jurisprudence est absolument constante sur ce point[26].
c)La force majeure et l’obligation de payer
Le Tribunal rejette l’argumentation du locataire conduisant à la suspension du contrat en raison de la force majeure pour le motif suivant : « S’agissant du versement d’une somme d’argent, la jurisprudence considère que les caractères de la force majeure ne sont pas remplis concernant la condition d’impossibilité compte tenu du fait que l’impossibilité de se procurer de l’argent est difficilement définitive et absolue ».
On retrouve malheureusement cette motivation, qui repose sur un contresens, dans diverses décisions.
En effet, l’arrêt de la Cour de cassation du 16 septembre 2014, selon lequel « le débiteur d’une obligation contractuelle de sommes d’argent inexécutée ne peut s’exonérer de cette obligation en invoquant un cas de force majeure »[27] est hors sujet.
En premier lieu, cette règle signifie que le débiteur d’une somme d’argent correspondant à une prestation qui a été fournie ne peut pas prétendre qu’il est empêché de payer.
En effet, l’arrêt du 16 septembre 2014 concernait le remboursement d’un prêt qui avait bien été délivré, et que l’emprunteur déclarait ne pas pouvoir rembourser au motif qu’il était atteint d’une maladie dégénérative et d’un cancer du tibia l’ayant contraint à cesser de travailler.
Ce schéma ne correspond pas à la situation des locataires pendant la pandémie puisque, d’une part, la prestation n’est précisément pas fournie et que, d’autre part, les locataires ne disent nullement qu’ils sont empêchés de payer mais que c’est l’exécution du bail commercial lui-même qui est empêchée.
En second lieu, lorsque la Cour de cassation décide que « le débiteur d’une obligation contractuelle de sommes d’argent inexécutée ne peut s’exonérer de cette obligation en invoquant un cas de force majeure », elle vise la force majeure qui empêcherait prétendument de payer, mais elle ne vise nullement la force majeure qui empêche l’exécution de la prestation contrepartie du paiement, ni la force majeure qui empêche l’exécution du contrat lui-même.
Aux termes de cette étude, sur un sujet que l’on a déjà largement commenté[28], on ne peut s’empêcher d’éprouver des sentiments de déception, d’étonnement et d’incrédulité face aux difficultés de mise en œuvre de règles de droit parfaitement constantes et simples, dans des circonstances qui ne nécessitent aucune appréciation des circonstances de fait ni aucune difficulté d’administration de la preuve, puisque la fermeture des boutiques n’était pas un point de fait mais un point de droit.
Mais il apparait que le droit est une forme qui relève de la théorie platonicienne des idées, et qu’il s’incarne avec le même réalisme qu’un local interdit d’exploitation « en lui-même exploitable ».
[1] Le législateur nous dit même comment s’habiller, ce qui fait bien rire nos voisins anglais, qui savent ce qu’est une démocratie.[2] TJ Chartres, demande n° 21-70013.[3] TJ Chartres, 15 sept. 2021, RG n° 20/01016.[4] Pour les commerces classiques du 16 mars 2020 au 11 mai 2020, puis du 30 octobre 2020 au 27 nov. 2020 puis du 19 mars 2021 au 18 mai 2021, avec des périodes plus longues pour les centres commerciaux, pour les cinémas et les théâtres.[5] Arrêté du 14 mars 2020, arrêté du 15 mars 2020, décret n° 2020-293 du 23 mars 2020, décret n° 2020-423 du 14 avr. 2020, décret n° 2020 548 du 11 mai 2020, décret n° 2020-1310 du 29 oct. 2020, décret n° 2020-1310 du 29 oct. 2020, décret n° 2021-99 du 30 janv. 2021.[6] Cass. civ. 14 avr. 1891, D.P. 1891, p. 329, note Planiol ; Cass. 1ère civ. 2 juin 1982, Bull. civ. n° 205, p. 178 ; Cass. 1ère civ. 30 nov. 2014, n° 13-24.633 ; M. Fabre-Magnan, Droit des obligations, I. Contrat et engagement unilatéral, Thémis 5e éd., n° 995, p. 765 ; F. Terré, P. Simler, Y. Lequette et F. Chénédé, « Les obligations », Précis Dalloz, 12e éd., 2018, p.827, n° 769 ; J. Ghestin, C. Jamin, et M. Billiau, Traité de droit civil, Les effets du contrat, 3e éd., LGDJ, p. 444, n° 383 ; voir aussi R. Cabrillac, Droit des obligations, Dalloz 13e éd., p. 179, n° 179 : « L’exception d’inexécution suppose une inexécution. Peu importe que cette inexécution soit totale ou partielle ; peu importe que l’inexécution soit fautive ou provienne d’un évènement de force majeure » [7] A. Bénabent, Droit des obligations, n° 365, LGDJ ; J. Ghestin, C. Jamin, M. Billiau, Traité de droit civil, Les effets du contrat, 3ème éd., LGDJ, n° 399 s.[8] Cass. 3e civ. 23 janv. 2008, n° 06-19.520, Gaz. Pal. 5 mai 2009, p. 27, note J.-D. Barbier. [9] H. Roland, L. Boyer, « Adages du droit français », Litec, n° 247.[10] Note Planiol sous Cass. civ. 14 avril 1891, D.P. 1891, p. 329.[11] B. Vial-Pedroletti, Jurisclasseur Bail à loyer, fasc. 286.[12] Voir les divers décrets précités et notamment le décret n° 2021-99 du 30 janv. 2021.[13] Cass. 1ère civ. 29 nov. 1965, publiée au Bulletin.[14] Voir notre étude précitée, Le Gel du bail commercial, les loyers Covid, Administrer janv. 2021, p. 9.[15] Cass. 1ère civ. 24 févr. 1981, n° 79-12.710 ; Cass. 3e civ. 22 févr. 2006, n° 05-12.032 : RDC 2006, p. 1088. [16] J.-D. Barbier, Loyers commerciaux en temps de pandémie : double peine et triple erreur, Dalloz Actualités 9 mars 2021 ; J. Monéger, Pandémie et bail commercial : l’article 1719 du Code civil peut-il ouvrir la décharge du loyer dû ? Dalloz Actualité 9 mars 2021 ; J.-P. Seube, L’obligation de délivrance du bailleur face au Covid, Revue des contrats juin 2021, p. 59.[17] J.-P. Seube, L’obligation de délivrance du bailleur face au Covid, Revue des contrats juin 2021, p. 59.[18] Cass. 3e civ. 30 juin 2021, n° 17-26.348 ; Cass. 3e civ. 18 janv. 2018, n° 16-26.011 ; Gaz. Pal. 20 mars 2018, p. 55 ; Cass. 3e civ. 2 déc. 2014, n° 13-23.019, Gaz. Pal. 14 avr. 2015, p. 17. [19] Sur la perte de la chose louée, voir B. Vial-Pedroletti, JurisClasseur Bail à loyer, fasc. 286 et nos études : « Le gel du bail commercial (les loyers Covid) », Administrer janvier 2021, p. 9 et, plus particulièrement pour les restaurants : « Le drame des restaurateurs : covid et locaux vides », Gaz. Pal. 23 février 2021, p. 48. [20] H. Roland, L. Boyer, « Adages du droit français », Litec, n° 75. [21] J.-D. Barbier : Covid-19 : Mainlevée des saisies pour loyers impayés, Argus de l’enseigne, décembre 2020.[22] Pour le détail des textes, voir J.-D. Barbier, Le gel du bail commercial (les loyers covid), Administrer janv. 2021, p. 10. [23] Voir J.-D. Barbier et C.-E. Brault, Le Statut des baux commerciaux, LGDJ, éditions 2020, p. 14.[24] Cass. 3e civ. 10 sept. 2020, n° 18-21.890, Gaz. Pal. 10 nov. 2020, p. 72. [25] Cass. 3e civ. 30 juin 2021, n° 20-12.821.[26] Sur la question voir J.-D. Barbier et C.-E. Brault, Le Statut des baux commerciaux, LGDJ, éd. 2020, p. 14.[27] Cass. com. 16 sept. 2014, n° 13-20.306.[28] Le sort du loyer commercial face à la pandémie, Gaz. Pal. 21 avr. 2020, p. 17 ; La résiliation du bail par le locataire, AJDI mai 2020, p. 341 ; Le loyer commercial face aux crises, Administrer mai 2020, p. 28 ; Le déconfinement du bail commercial, Gaz. Pal. 30 juin 2020, p. 54 ; Sabotage ou sabordage, AJDI sept. 2020, p. 549 ; Covid-19 : mainlevée des saisies pour loyers impayés, Argus de l’enseigne, déc. 2020 ; Fermeture et fermeté, boutiques fermées et maisons closes, Argus de l’Enseigne, déc. 2020 ; Le gel du bail commercial, Administrer janv. 2021, p. 9 ; Le drame des restaurateurs, covid et locaux vides, Gaz. Pal. 23 févr. 2021, p. 48 ; Loyers commerciaux en temps de pandémie : double peine et triple erreur, Dalloz Actualité 9 mars 2021 ; Loyers commerciaux et covid : l’attente de la consécration du droit, Dalloz actualité 14 avr. 2021.