RÉSUMÉ
Le bailleur ne garantit pas au preneur l’achalandise des lieux loués ni la stabilité du cadre normatif dans lequel s’exerce son activité. Par conséquent, les loyers sont dus pendant les périodes de fermeture en raison du covid.
COMMENTAIRE PAR JEHAN-DENIS BARBIER.
Par un communiqué de presse en date du 25 février 2021, la Présidence du tribunal judiciaire de Paris a voulu donner une certaine audience à un jugement rendu le même jour[1] par la 18e Chambre 2e section entre Madame V.G. représentée par Maître Bénédicte F., Madame S.D. et la société F. représentées par Maître Laurent V., jugement rendu sous la signature de Pascale C., Laurence P. et Tiffanie R.[2] Saisi de la question de l’exigibilité des loyers commerciaux pendant les périodes de fermeture des boutiques imposée par les textes relatifs à la pandémie, le tribunal décide qu’ils sont dus.
A suivre cette décision, les commerçants devraient ainsi subir une double peine : non seulement seraient-ils privés de leur outil de travail, non seulement supporteraient-ils les pertes d’exploitation et le trouble commercial pendant les périodes de fermeture, mais encore devraient-ils continuer à payer un loyer et des charges pour des locaux hors service.
De leur côté, les bailleurs continueraient à encaisser loyers et charges, comme si de rien n’était. Le preneur serait doublement frappé ; le bailleur totalement épargné. Le déséquilibre de la situation ne peut que choquer toute personne éprise de justice et c’est certainement à contrecœur que le tribunal a rendu une décision inéquitable. Les magistrats nous diront qu’ils ne font pas ce qu’ils veulent, qu’ils sont liés par le droit et que dura lex, sed lex.
Nous pensons toutefois que la lex n’est pas si dura que cela et qu’au contraire, sur le sujet des loyers covid, le droit est parfaitement assorti à l’équité. Les motifs déterminants du jugement sont les suivants : « En application de l’article 1719 du code civil, le bailleur est obligé, par la nature du contrat, et sans qu’il soit besoin d’aucune stipulation particulière, de délivrer au preneur la chose louée en mettant à sa disposition, pendant toute la durée du bail, des locaux conformes à leur destination contractuelle, dans lesquels il est en mesure d’exercer l’activité prévue par le bail, et d’en faire jouir paisiblement celui-ci pendant la même durée.
Cet article n’a pas pour effet d’obliger le bailleur à garantir au preneur la chalandise des lieux loués et la stabilité du cadre normatif, dans lequel s’exerce son activité. En application de l’article 1728 du code civil, le preneur est tenu de payer le prix du bail aux termes convenus.
En application des articles 1217 et 1219 du code civil, la partie peut refuser d’exécuter l’obligation contractuellement mise à sa charge, alors même que celle-ci est exigible, si son cocontractant n’exécute pas l’obligation, dont il est réciproquement tenu, et si cette inexécution est suffisamment grave. En l’espèce, Mme G. ne discute et ne conteste pas que la configuration, la consistance, les agencements, les équipements et l’état des locaux à elle remis par Mme B. en exécution du bail les liant lui permettent d’exercer l’activité, à laquelle ils sont contractuellement destinés, et le trouble de jouissance, dont elle se prévaut, du fait de la fermeture administrative de son commerce, entre le 15 mars et le 11 mai 2020, imposée par les mesures législatives et réglementaires de lutte contre la propagation de l’épidémie de la covid-19, n’est pas garanti par la bailleresse ».
Le tribunal statuait exclusivement sur le fondement de l’obligation de délivrance et de l’exception d’inexécution. Il n’était pas saisi des deux autres règles de droit qui, comme l’exception d’inexécution, doivent conduire, à notre avis, à la suppression des loyers pendant les périodes de fermeture des locaux commerciaux fixées par les mesures gouvernementales : la suspension du contrat, dont l’exécution est rendue impossible ; la perte de la chose louée, juridiquement hors d’usage[3]. La décision nous paraît fortement con testable. Reprenons les deux motifs mentionnés par le tribunal : le bailleur ne garantit pas la chalandise des lieux loués, ni la stabilité du cadre normatif.
I – LA MOTIVATION FONDÉE SUR LA CHALANDISE
Le tribunal expose que l’article 1719 du code civil « n’a pas pour effet d’obliger le bailleur à garantir au preneur la chalandise des lieux loués ».Mais le locataire ne se plaint pas d’une baisse de commercialité, ni d’une diminution du nombre des chalands. Il fait observer que, pendant les périodes visées par la réglementation covid, son local est purement et simplement interdit d’accès à la clientèle. La chalandise est une chose. L’accessibilité du local, autre chose. Prenons l’exemple d’un restaurant. A l’heure du déjeuner, il peut y avoir de nombreux chalands qui déambulent sur le trottoir, de très nombreux clients qui vont acheter des plats à emporter ou des sandwichs. Mais du fait de la réglementation, le restaurant doit rester portes closes. La chalandise peut être excellente ; l’accessibilité purement et simplement impossible. L’obligation de délivrance est sans rapport avec la chalandise, mais elle inclut incontestablement l’accessibilité du local, et il s’agit à cet égard d’une obligation de résultat.
A – L’obligation de délivrance et l’accessibilité des locaux Contrairement à ce que sous-entend le tribunal, l’article 1719 du code civil oblige certainement le bailleur à délivrer un local accessible à la clientèle. L’obligation de délivrance suppose un local conforme à sa destination contractuelle, c’est-à-dire un local commercial dans lequel le preneur puisse accueillir ses clients.
Si le local est interdit à la clientèle, l’obligation de délivrance n’est pas remplie, et ce, quelle que soit la cause de l’interdiction, qu’il s’agisse d’un local amianté[4], d’une boutique située dans une galerie marchande fermée par arrêté municipal en raison de la réglementation relative au risque d’incendie[5], ou de « magasins de vente » qui « ne peuvent accueillir du public », ainsi qu’en disposent les divers décrets covid[6]. Peu importe la cause de l’inaccessibilité des locaux, dès lors que l’obligation de délivrance est une obligation de résultat.
B – L’obligation de délivrance, obligation de résultat. L’obligation de délivrance est une obligation essentielle, au sens de l’article 1170 du code civil. Elle tient à « la nature du contrat » conformément à l’article 1719 du même code. C’est une obligation continue, qui s’impose au bailleur pendant toute la durée du bail : « Il incombe au bailleur de délivrer un local conforme à sa destination contractuelle tout au long de l’exécution du contrat », notamment en présence d’une nouvelle réglementation[7]. C’est enfin une obligation de résultat.
L’obligation de résultat est celle dont le débiteur ne peut s’exonérer qu’en prouvant « qu’il s’est heurté à une exécution impossible du fait d’un cas de force majeure »[8]. Or c’est bien cette qualification que retient la Cour de cassation lorsqu’elle juge : « Vu l’article 1719 du code civil (…), le bailleur doit assurer au preneur la jouissance paisible des lieux loués et (…) cette obligation ne cesse qu’en cas de force majeure »[9]. En effet, par nature, l’obligation de donner est une obligation de résultat[10].
Soyons clair. Pour savoir si l’obligation de délivrance est remplie ou non, il suffit de répondre à la question : le locataire peut-il, oui ou non, jouir des locaux en recevant sa clientèle conformément à la destination contractuelle du bail ?
La réponse est positive ou négative et, s’agissant d’une obligation de résultat, toute autre considération est hors sujet [11]. En l’occurrence, le communiqué de presse du tribunal indique : « Le preneur ne discutait pas le fait que son local lui permettait d’exercer l’activité prévue au bail ». Cette mention pourrait faire croire qu’il s’agissait d’une activité non frappée par les textes relatifs à la pandémie, mais tel n’était pas le cas : la locataire exploitait un commerce de vente d’objets d’art et de décoration. Il s’agissait donc bien d’un « magasin de vente » qui ne pouvait « accueillir du public », au sens de l’article 8 du décret n° 2020-293 du 23 mars 2020.
Au demeurant, la locataire plaidait expressément qu’elle n’avait « pu accueillir sa clientèle dans les locaux loués et (avait) dû fermer son commerce » et que « l’exercice de son activité commerciale, qui est pourtant l’objet même d’un bail commercial », avait été « totalement empêché » (jugement, p. 11). Par conséquent, la mention de l’absence de contestation quant à la possibilité d’exercer l’activité prévue au bail semblerait procéder, d’une part, d’une dénaturation des écritures de la locataire et, d’autre part, d’une négation de la réalité.
En réalité, on croit comprendre que le tribunal a voulu considérer la situation abstraitement, en estimant que l’obligation de délivrance était satisfaite dès lors que la bailleresse avait remis à sa locataire des locaux dont « la configuration, la consistance, les agencements, les équipements et l’état » permettaient théoriquement « d’exercer l’activité à laquelle ils (étaient) contractuellement destinés ». Cette motivation ne peut pas être suivie, car l’obligation de délivrance n’est pas une obligation de moyens, mais de résultat. La délivrance n’est pas une abstraction. Le résultat n’est pas théorique ou hypothétique, mais réel et concret.
II – LA MOTIVATION FONDÉE SUR LA STABILITÉ DU CADRE NORMATIF
Le tribunal, comme second motif à l’appui de sa décision, expose que l’article 1719 du code civil « n’a pas pour effet d’obliger le bailleur à garantir au preneur (…) la stabilité du cadre normatif, dans lequel s’exerce son activité ». Pour être bien ciselée, la formule est inédite. En réalité, le bailleur doit remplir son obligation de délivrance quelles que soient les réformes qui interviennent. Seule une réforme créant un empêchement insurmontable, comme aujourd’hui, constitutive du fait du prince, peut exonérer le bailleur de son obligation de délivrance.
A – L’obligation de délivrance face aux réformes Le bailleur est tenu par les nouvelles réglementations. Ainsi, la Cour de cassation a jugé que lorsqu’un nouveau texte postérieur à la conclusion du bail impose de nouvelles normes, les mises en conformité sont à la charge du bailleur sur le fondement de son obligation de délivrance[12]. Par conséquent, l’article 1719 du code civil oblige le bailleur à remplir son obligation de délivrance quelle que soit « l’instabilité du cadre normatif », de telle façon que les locaux loués soient toujours conformes à leur destination contractuelle.
B – L’obligation de délivrance face au fait du prince. Pour revenir au cas actuel, si le « cadre normatif » empêche le bailleur de remplir son obligation de délivrance, ce qui est le cas avec les décrets covid puisque le local est déclaré inaccessible à la clientèle, il bénéficie alors de l’excuse de force majeure. En l’occurrence, les dispositions réglementaires ont frappé l’immeuble et c’est sans faute de sa part que le bailleur a été empêché d’exécuter son obligation de délivrance.
1°- Le local.
En mentionnant « la chalandise des lieux loués », le tribunal semble considérer que les décrets covid visaient l’exploitation du fonds de commerce, non le local. Il nous semble que c’est le contraire, comme en témoigne la situation de certains commerçants qui maintinrent une activité réduite avec des ventes à emporter, le fonds de commerce n’étant pas directement touché, tandis que le local, lui, devait être fermé. C’est l’immeuble qui était frappé d’interdiction, non l’exploitation du fonds de commerce qui pouvait éventuellement se poursuivre grâce au click and collect, ou sous d’autres formes similaires.
Contrairement, à ce que sous-entend le tribunal les textes visent expressément l’immeuble lui-même. Ainsi, l’article 8 du décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 dispose : « Les établissements relevant des catégories mentionnées par le règlement pris en application de l’article R. 123-12 du Code de la construction et de l’habitation figurant ci-après ne peuvent plus accueillir du public ». Or, les établissements recevant du public sont définis à l’article R.123-2 du code de la construction et de l’habitation : « constituent des établissements recevant du public tous bâtiments, locaux et enceintes dans lesquelles des personnes sont admises ».
Puis, le même article 8 vise, au titre de la catégorie M : « Magasins de vente et Centres commerciaux ». Ce sont donc les bâtiments, locaux, enceintes, magasins et centres commerciaux qui, selon les différents décrets, « ne peuvent plus accueillir du public ». Ainsi, aux termes de cette réglementation, c’est le local donné à bail qui est déclaré hors d’usage.
2°- L’inexécution non fautive.
La motivation du tribunal tourne autour de l’idée que le bailleur n’est pas responsable : « Le trouble commercial (…) du fait de la fermeture administrative (…) n’est pas garanti par la bailleresse » ; le bailleur ne « garantit » pas au preneur la chalandise et la stabilité du cadre normatif. Sous-entendu : tout ceci n’est pas de la faute du bailleur. Ce n’est pas non plus la faute du preneur. En droit, la question de la faute ne se pose pas et il convient de l’évacuer définitivement. La situation est purement objective. L’impossibilité d’exécution du contrat justifie sa suspension, en raison de la situation objective, indépendamment de toute idée de faute. L’exception d’inexécution s’applique même en cas d’inexécution non fautive, résultant du fait du prince[13].
La perte de la chose louée est un état de fait objectif, indépendamment de toute faute. Il n’en demeure pas moins que, dès lors que l’immeuble est déclaré inaccessible à la clientèle, il n’est plus conforme à sa destination, l’obligation de délivrance ne peut être remplie, et l’exception d’inexécution impose la suppression corrélative des loyers.
Toute autre considération est inefficace. [1] Tribunal judiciaire de Paris, 25 févr. 2021, no 18/02353. [2] La justice est désormais rendue par voie de communiqués de presse anonymes. C’était mieux avant. On citait la jurisprudence Théâtre Saint Georges ou l’arrêt Chronopost. C’était parlant. Aujourd’hui, cela n’est plus possible. Quelle drôle de société ! [3]
Sur ces trois règles de droit convergentes, v. notre étude : Le gel du bail commercial (les loyers covid), Administrer 01/2021. 9. [4] Civ. 3e, 18 janv. 2018, n° 16-26011, Gaz. Pal. 20 mars 2018 ; n° 16-26011, Gaz. Pal. 2018, p. 55, note J.-D. Barbier. [5] Civ. 3e, 2 déc. 2014, n° 13-23.019, Gaz. Pal. 14 avr. 2015, p. 17, note J.-D. Barbier. [6] Décr. n° 2020-293 du 23 mars 2020 ; Décr. n° 2020-423 du 14 avr. 2020 ; Décr.n° 2020-548 du 11 mai 2020 ; Décr. n° 2020-1310 du 29 oct. 2020 ; Décr. n° 2021-99 du 30 janv. 2021. [7] Civ. 3e, 10 sept. 2020, n° 18-21.890, Gaz. Pal 10 nov. 2020, p. 72, note J.-D. Barbier. [8] A. Bénabent, Droit des obligations, 16e éd. LGDJ, n° 411, p. 322. [9] Civ. 3e, 23 janv. 2008, n° 06-19.520, Gaz. Pal. 5 mai 2009, p. 27, note J.-D. Barbier. [10] F. Terré, P. Simler, Y. Lequette, F. Chénedé, Droit civil Les obligations, 12e éd. Précis Dalloz. n° 854. [11] Rappelons encore une fois que nous parlons ici de l’exécution et de l’inexécution, nullement de la faute ou de l’absence de faute : voir nos études précitées. [12] Civ. 3e, 10 sept.2020, n° 18-21890, Gaz. Pal. 10 nov. 2020. 72, note J.-D. Barbier[13] Com. 20 janv. 1976, Gaz. Pal. 1976, 1, panor. p. 96 ; M. Fabre-Magnan, Droit des obligations, I. Contrat et engagement unilatéral, Thémis 5e éd., n° 995, p. 765 ; F. Terré, P. Simler, Y. Lequette et F. Chénedé, préc., n°769 ; J. Ghestin, C. Jamin et M. Billiau, Traité de droit civil, Les effets du contrat, 3e éd., LGDJ, n° 383 ; v. aussi R. Cabrillac, Droit des obligations, Dalloz 13e éd., n° 179 : « L’exception d’inexécution suppose une inexécution. Peu importe que cette inexécution soit totale ou partielle ; peu importe que l’inexécution soit fautive ou provienne d’un événement de force majeure ».